Sophie Galabru, Nos Dernières fois, Allary Editions.

« Pourquoi suis-je devenue consciente, si consciente des bords et des extrémités du moment ? »
Ainsi s’interroge Sophie Galabru dans son dernier essai paru aux éditions Allary, « Nos dernières fois ».
Dans un style éblouissant, qui s’embellit d’ouvrage en ouvrage, la philosophe dépouille le temps, et analyse ces moments très précieux, et d’autres plus banals en apparence, qui constituent une dernière fois : le dernier jour de travail, le dernier match d’une sportive, le dernier concert d’un chanteur, ou encore le dernier moment passé avec un être cher.
C’est souvent après, lorsque c’est terminé, que nous prenons conscience que c’était une de ces dernière fois. Sophie Galabru, elle, atteinte d’une extrême lucidité ou d’une sorte de malédiction depuis le décès de son arrière-grand-mère lorsqu’elle avait 7 ans, est pleinement consciente qu’elle ne se baigne jamais deux fois dans le même fleuve : « Je vis, mais je me rappelle que chaque heure, surtout lorsqu’elle est belle, peut être la dernière dans cette existence comptée. Que faire contre cela, contre cette lucidité, contre cette nostalgie qui me guette trop souvent ? ».
Même lorsqu’elle déjeune entre amis, au soleil, sur l’herbe, les visages souriants, elle songe, avec mélancolie, que ces « visages ne seront plus ce qu’ils ont été ».
Oui, les heures sont comptées. Et l’autrice souffre de constater que chacun peut partir ailleurs, la quitter, ou disparaître. Elle est hantée, contrairement à tous les êtres emballés par les premières fois, par les dernières, dont elle distingue trois types : celles que nous ne cherchons pas à provoquer mais que l’on prépare, celles que nous recherchons, et celles qui « nous tombent dessus, par effraction ». Quelle expression merveilleuse pour évoquer une chose aussi terrible…
L’écrivaine écrit donc pour exorciser ce mal de la dernière fois, trouver un milieu entre sa nostalgie et son oubli, entre ses peurs et sa résilience, entre son amertume et sa colère, « afin d’oser glisser avec ce qui m’emportera au-delà de moi-même ».
Pourtant, paradoxalement, Sophie Galabru confie ne pas se souvenir précisément de sa vie, et avoir oublié des pans entiers de son passé. A l’exception des derniers instants.
Pour ma part, ce livre m’a aidé à comprendre et à mieux accepter certaines dernières fois qui ont ouvert une faille dans ma vie, et que je pensais ne jamais parvenir à refermer.
J’ai été saisi de frissons lorsque j’ai lu le passage consacré à la dernière fois dans les lieux de notre enfance : « L’adieu à un refuge heureux de l’enfance est des plus émouvants, car ces lieux ont offert un premier sentiment de sécurité. À ce titre, ils donneront la possibilité, à tout instant d’une vie tempétueuse ou malheureuse, de se rassurer, de croire possible la reconquête de sa sérénité comme de sa quiétude ».
Comme Sophie Galabru, lorsque je suis retourné voir la ferme de mon enfance, je n’ai pas réussi à trouver les mots, je me suis senti impuissant, et dévasté, du vide face auquel je me trouvais, alors que tant de souvenirs et d’émotions étaient liés à ce lieu. Jusqu’à ce que la voix de la philosophe, à travers ces lignes, apaise ma confusion, en lui prêtant ces mots : « Cette maison m’a rassurée comme elle m’a forgée d’une façon que j’ignorais. Depuis que je l’ai compris, ma quête de bonheur m’amène toujours vers la campagne.
Je contemplais devant moi cette même poétique de la ruine. Chacun son désastre ».
Cette poétique de la ruine… Comment demeurer indifférent devant un si bel et si juste usage des mots ?
« Dire adieu aux fantômes : ceux que j’ai inventés enfant là-bas, et ceux de mes ancêtres qui ont vécu là ».
Si je pouvais rendre tangible l’expression du silence, nul doute qu’elle y aurait sa place, ici.
« La vision de ce lieu fit briller à nouveau, dans une dernière lueur vivante, l’astre mort de cette enfance révolue. Je me serais volontiers passée de la dureté de voir se déliter ce que j’avais cru permanent ».
C’est somptueux, n’est-ce pas ?
Mais ce n’est pas tout.
Cette conscience de la finitude, comme tout pouvoir, engendre des responsabilités. Et des souffrances. Plus le temps est irréversible, plus la souffrance est irréductible, pourrait-on oser comme théorème à la lecture de cet ouvrage. D’ailleurs, le génial Cesare Pavese (auquel l’ouvrage paru l’an dernier de Pierre Adrian, « Hôtel Roma », rend un vibrant hommage) n’écrit pas autre chose dans « Le métier de vivre » : « pour ne pas souffrir, il faut souffrir. C’est-à-dire accepter la souffrance ».
Cette souffrance, c’est aussi celle de la perte d’un être cher, de la perte irrémédiable : « nous remontons plus volontiers à la dernière fois, car elle recèle la présence de celui qui n’est plus près de nous, ou qui n’est plus du tout de ce monde ». L’autrice fait référence à mon film préféré de Nanni Moretti, « La Chambre du fils », dans lequel un père ne cesse de revisiter les ultimes moments passés avec son fils décédé pour tenter d’imaginer les gestes ou les actions qu’il aurait pu effectuer pour éviter ce terrible accident de plongée qui emporta son enfant.
Je songe alors à un roman terminé la semaine dernière : « Cela semble si loin et si près à la fois », écrit Georges Simenon dans « La chambre bleue », en évoquant la perte d’un être cher, lui aussi.
Mais Sophie Galabru propose une troisième voie, très nietzschéenne : souffrir avec vitalité, « s’abandonner aux métamorphoses induites par la perte ».
Nietzsche est d’ailleurs autrement présent dans cet ouvrage, avec le concept de l’éternel retour, remède qui peut s’avérer utile dans cette incompressibilité du temps qui fuit et des derniers instants : « l’éternel retour encourage l’estime de l’instant par sa qualité nouvelle intrinsèque, bravant toute lassitude d’une quantité infiniment répétée ».
Sophie Galabru n’hésite pas à aborder des sujets considérés comme tabous, tel quel celui de la puberté féminine : « un jour, j’ai quitté, comme toutes les autres, mon corps impubère. Il s’agissait de mon dernier séjour au pays des enfants perdus. Mon corps de liberté, ce corps du passé, aura été de moins longue durée que celui de l’avenir ».
Mais les dernières fois ne relèvent pas uniquement de la souffrance. La rencontre avec un être cher, s’installer avec lui, fonder une famille. Tout cela sonne le glas d’une vie solitaire. Sans pour autant nous ôter notre liberté ou notre créativité : « Il y a, dans l’union, l’achèvement heureux d’une solitude qui, aussi fructueuse soit elle, ne décuple pas autant notre vie que ne le fait la rencontre ».
Ou bien, encore, l’arrivée d’une petite sœur ou d’un petit frère témoigne des derniers instants en tant que fille ou fils unique, et peut engendrer une inquiétude quant à l’amour que nous porteront nos parents. Mais le statut de sœur ou de frère entraîne avec lui potentiellement des joies multiples, comme en témoigne le dernier essai de Blanche Leridon, « Le château de mes sœurs ».
En outre, la dernière fois de notre vie active, comme le démontre Sophie Galabru, mieux organisée, devrait « nous faire entrer dans l’ère du loisir, tel qu’il était conçu par les Grecs : non pas un mode passif, fait seulement de divertissements, mais une activité libre, curieuse, dévouée à son désir ». Alors qu’aujourd’hui, prise à l’envers, « la retraite est un piège de nos sociétés, organisées autour du travail rentable et productif, qui font trop peu pour aider les personnes âgées à ne pas sombrer dans le non-travail ».
Enfin, je voudrais évoquer l’un des chapitres les plus bouleversants de cet essai, celui sur la mort. La philosophie doit-elle aider à accepter la mort ? Comment appréhender les derniers instants passés avec un être cher ? Comment réagir à la découverte d’un dernier souvenir laissé par une personne que nous aimions ? Choisir la date de sa mort permet-il de préserver sa dignité ? Autant de questions qui interrogent la philosophe, auxquelles elle répond avec intelligence et patience.
Comment conclure un article sur un essai aussi remarquable, sans craindre de ne pas être parvenu à exprimer tout ce que j’ai ressenti en le lisant ? N’est-ce pas préférable, d’ailleurs, de garder pour soi le plus intime ?
Pour ces dernières lignes, qu’elles soient lues ou non un jour par Sophie Galabru, je tiens à l’en remercier. Et à m’adresser directement à elle.
« Sophie,
Vous avez défié la nostalgie. Ce mal du pays, ce mal du retour, vous en avez fait un bien précieux : la sortie du temps.
Notre époque aux multiples injonctions contradictoires fait accélérer le temps. Tout doit aller vite. Sans ne jamais profiter des instants que nous vivons. Sans percevoir la beauté des choses. Et c’est là que le danger de la nostalgie guette, et nous fait souffrir une seconde fois.
Comme Jankélévitch, vous ne proposez pas de vivre chaque instant comme s’il était le dernier, un "artifice aussi pratique qu’effrayant".
Vous nous proposez de regarder l’étrangeté de la vie, d’aimer, d’atteindre la joie, et de prendre conscience de la beauté du temps présent.
Vos ouvrages nous en fournissent les armes nécessaires.
Merci ».
Parce qu’il est impossible d’en trouver un dernier, il n’y aura pas de point final dans cet article
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