top of page

Combustions, de François Gagey

  • Mémo'art d'Adrien
  • il y a 2 jours
  • 4 min de lecture
ree

Il est rare qu’un premier roman frappe à ce point — à la fois par la puissance de son souffle narratif, par la précision de son regard sur notre époque, et par la gravité presque métaphysique de ce qu’il révèle de l’homme contemporain. Combustions, de François Gagey, appartient à cette catégorie rarissime d’œuvres inaugurales qui ne se contentent pas d’annoncer un auteur : elles imposent déjà une voix, une vision, une nécessité. Ce n’est pas seulement un livre fort ; c’est un livre juste, un livre brûlant, un livre qui semble écrit dans l’urgence de dire quelque chose que notre monde ne parvient plus à formuler.


Sous les apparences trompeuses d’un récit d’aventure post-apocalyptique, Combustions se déploie comme un drame moral d’une intensité rare, un huis clos à ciel ouvert où la catastrophe nucléaire n’est que le miroir d’une autre explosion, plus intime, plus silencieuse : celle des consciences et des certitudes. Gagey réussit le pari d’un roman total — à la fois récit d’anticipation, méditation existentielle, et tragédie humaine.

L’histoire s’ouvre dans le nord du Cotentin, un territoire familier soudain transfiguré par le désastre. Une explosion à la centrale de Flamanville, en octobre 2023.


Trois hommes — Paul, Darko, Baptiste — partis pour une randonnée ordinaire, se retrouvent propulsés dans l’extraordinaire, dans l’impensable. En quelques heures, le monde bascule, les repères se dissolvent, et la fuite devient l’unique horizon. Pourtant, au fil de leur errance, cette fuite se mue en quête : non plus seulement celle d’un abri, mais celle d’un sens, d’une vérité intérieure. La marche, ici, devient métaphore — celle de la traversée de soi, du dépouillement nécessaire pour toucher à l’essentiel.

François Gagey orchestre son récit comme une combustion lente, implacable.


La radioactivité contamine les paysages, mais c’est surtout l’âme des personnages qui s’irradie peu à peu, jusqu’à révéler leurs fractures les plus enfouies. Le roman avance par strates, par éclats, par retours sur les passés de chacun — et, à mesure que le drame extérieur s’intensifie, les vérités intérieures se dévoilent. Pourquoi étaient-ils là, ce jour-là ? Quelle culpabilité, quelle fuite les avait poussés à s’enfoncer dans ces chemins ? Chacun, à sa manière, porte une part de la grande fatigue du monde moderne.


On pense parfois à La Route de Cormac McCarthy, bien sûr, pour cette façon d’embrasser le désastre avec une écriture d’une beauté austère. Mais Combustions s’en distingue par la proximité de son décor, par cette France reconnue, aimée, soudain dévastée. Le Mont Saint-Michel noyé sous les cendres, les bocages normands devenus des zones interdites, les visages familiers désertés — tout cela confère au roman une force de sidération. Le désastre, ici, n’est pas exotique : il nous concerne, il nous touche au plus près. Il devient métaphore d’un effondrement moral et spirituel déjà à l’œuvre avant même la catastrophe.


Paul, Darko, Baptiste : trois hommes aux destins dissemblables, mais réunis par une même brûlure. Leurs histoires, que Gagey tisse avec une précision chirurgicale, disent toutes la perte — perte de repères, d’amour, de foi en soi ou en l’autre. Ils incarnent l’homme contemporain, celui d’un monde saturé de vanité, de bruit, d’épuisement moral. Ce sont des figures tragiques, mais profondément humaines. Des personnages que ne renierait pas Michel Houellebecq, tant leur désarroi résonne avec celui d’une société qui a troqué le sens contre le confort, et la vérité contre la performance.


Et pourtant, malgré la noirceur apparente du récit, Gagey n’est jamais cynique. Son regard, d’une lucidité presque tendre, s’attache à la part lumineuse qui subsiste au cœur du désastre. Il y a, dans Combustions, cette foi discrète dans la possibilité du sursaut, dans la dignité du geste humain — fût-il minuscule, fût-il voué à l’échec. Ce qui brûle, ici, ce n’est pas seulement la matière : c’est aussi ce qui éclaire. La catastrophe nucléaire devient une parabole éclatante : celle d’une humanité qui s’est trop approchée du feu, fascinée par sa propre lumière, et qui découvre, trop tard, le prix de son orgueil.


Le style de François Gagey surprend par sa maturité. D’une sobriété exemplaire, il ne cherche jamais l’effet, mais atteint souvent la beauté. Ses phrases ont la rigueur du granit, la tension du métal chauffé à blanc. Par moments, une brutalité sèche ; à d’autres, une lenteur presque poétique, un silence chargé d’émotion. On sent, derrière chaque mot, une exigence rare — celle d’un écrivain qui écrit pour comprendre, et non pour séduire. Pour un premier roman, la maîtrise est sidérante.


Combustions est avant tout un roman de la culpabilité — non pas celle des fautes individuelles, mais celle, collective, d’une civilisation qui s’est crue invulnérable. Que reste-t-il, demande Gagey, quand tout ce qu’on a bâti — nos maisons, nos certitudes, nos ambitions — se dissout dans l’air contaminé ? Peut-être seulement la vérité nue des êtres. Et c’est cela, sans doute, la plus grande réussite du livre : faire de la fin du monde un miroir tendu à notre propre condition.


François Gagey signe là un texte incandescent, d’une intelligence sensible, d’une maturité impressionnante. Combustions brûle, mais il éclaire. Il consume, mais il révèle. C’est un roman d’une intensité physique, presque palpable, où chaque page semble traversée d’électricité. On referme le livre avec le sentiment d’avoir vécu quelque chose — non pas seulement lu, mais ressenti, affronté, partagé.


Pour un premier roman, c’est un coup de maître. Un texte qui marque autant par sa force universelle que par la singularité de son regard. Une œuvre qui réconcilie la littérature avec ce qu’elle a de plus essentiel : la capacité à dire la vérité du monde, sans fard, sans détour, mais avec une émotion bouleversante.


Et quand on connaît les lieux qu’il décrit — ces falaises, ces chemins, cette lande normande — on mesure encore mieux la puissance d’imagination du romancier. Qui aurait pu imaginer, un jour, le Mont Saint-Michel dans cet état ? François Gagey, lui, l’a fait. Et, ce faisant, il nous oblige à regarder autrement la beauté fragile de ce qui nous entoure.


Combustions est un roman qui brûle longtemps après qu’on a tourné la dernière page.

 
 
 

Commentaires


bottom of page