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Douce Menace, de Léa Simone Allegria

  • Mémo'art d'Adrien
  • il y a 2 jours
  • 6 min de lecture
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« Quand on écrit une histoire d’amour, l’antagoniste du héros, c’est l’être aimé ».

Par ces mots, Léa Simone Allegria, dans son roman Douce Menace, paru chez Albin Michel, saisit toute l’ambiguïté de l’amour dans la littérature. L’amour ne peut faire l’objet d’un bon roman sans le rendre douloureux, tragique, et déchirant. L’être aimé doit nécessairement être l’ennemi.


Comment réinventer l’amour dans la littérature ? Après l’amour-désillusion d’Emma Bovary, l’amour-ambition de Julien Sorel ou encore l’amour-trahison d’Anna Karénine, tout semblait avoir été écrit sur l’amour.


Jusqu’à ce que je fasse la rencontre d’Alba et Nino, cette « sorte de cygne mythologique » et cet être dans sa « nudité que les Grecs appelaient héroïque ». Entre les murs de Rome où « la porosité ralentit le temps », les deux amants vont découvrir, l’âme nue, l’amour-double.


« Double vie. Double monde. Double, double, double – on tourne en rond, encore et encore ».

Douce menace a tout du grand roman, tel qu’on en lit peu dans notre vie. Il mêle roman d’amour, chasse au trésor et roman historique, tout en nous plongeant dans la Rome de la renaissance, dans cette période où les génies se bousculaient dans les ateliers, à une époque où l’un d’entre eux, Le Caravage, par ses excès, changea le visage d’une ville entière, Rome, et renversa toute la renaissance dans son berceau.

 

Tout commence dans la lumière, et déjà, la lumière menace. Nino veille l’absence d’Alba comme un feu dans la nuit. Il l’attend désespérément, devient superstitieux, mais envie ceux qui ne la connaissent pas. Il l’aime d’un amour-passion, mais aimerait plutôt qu’elle ne soit jamais née. La confusion ne fait que commencer. Alba finit par arriver, sensuelle, douce, timide, et dévoile les raisons de son retards à l’être aimé, qu’elle ne nomme jamais, mais qu’elle appelle « L’amour », innovation brillante dans l’écriture.


Alba lui révèle qu’elle lui a acheté, chez un antiquaire, un tableau, une représentation du Petit Bacchus malade, peint par le Caravage à la fin du XVIème siècle. Il le trouve laid. Elle lui dit qu’il lui ressemble. Tout nous rappelle la « rencontre mythologique entre Ariane et Bacchus, les amants brisés, répudiés, abandonnés de tous ».


Encore de la confusion. Le roman ne cessera de mêler les corps des deux amants avec des figures mythologiques, les larmes des unes provoquées par les douleurs des autres, les couleurs d’un tableau se reflétant sur les courbes de leurs ébats.

 

Le tableau semble abriter un secret. C’est ainsi que les deux amants se lancent dans une quête de la vérité. Mais comme en histoire de l’art, « l’imaginaire dépasse le savoir », la confusion ne cessera de pénétrer nos esprits là où nous croyions avoir décelé des exactitudes. Ont-ils trouvé un véritable Caravage, qui vaudrait des millions ? Est-il possible que cet artiste génial ait peint deux fois la même œuvre ? Encore du double, encore de la confusion.


Et c’est là que le roman s’élève encore davantage. Car, en plus d’une sensualité des corps mêlée à la technicité des esprits, Léa Simone Allegria nous plonge dans la Rome du Caravage, redonne vie à ce jeune génie, qui peignait à la limite du supportable, avec des techniques aussi innovantes que repoussantes :


« il ira chercher les restes des cadavres disséqués dans le poêle des cuisines, leurs os calcinés mélangés aux cendres de leurs chairs, car le charbon des morts est le noir le plus profond qui soit ».

La peinture de Caravage, avec ses contrastes violents, ses repentirs visibles, devient la métaphore d’une écriture qui doute, qui rature, qui cherche dans la chair la trace du divin. Il est le miroir de Nino, écrivain à succès venu à Rome présenter son nouveau roman, et d’Alba, qui semble avoir perdu l’écriture. Ses phrases sont fausses, tandis que Nino aime « faire des phrases ». Nino aime les mots pour leur éclat, quand Alba se meurtrit d’avoir perdu sa spontanéité accoucheuse de mots.


Là encore, la confusion règne. Qui est Alba ? Est-elle un double de Léa Simone Allegria ? Des détails semblent les confondre, d’autres les éloignent. Nino lui suggère d’écrire un roman sur un couple qui arrive à Rome et achètent un Caravage sans le savoir. Le détail qui les éloigne, là-dedans ? Un mot, un « couple ». Alba et Nino ne forment pas un couple. Il est l’amour, parce qu’elle ne le possède pas. Et plus le roman progresse, plus on se rend compte de la solitude d’Alba. Elle est l’aube du soleil, il en est le coucher.


De même, vers la fin du roman, Alba rencontre deux hommes, à qui elle promet de citer leurs prénoms dans son futur roman, ce qu’ils refusent instantanément, et les deux prénoms ne seront jamais cités dans cet extrait. Alors, Léa est-elle Alba ? On ne le saura jamais, et cette confusion continue de régner jusqu’à la fin du roman, enivrant le lecteur.


Cette fièvre est entretenue par la romancière elle-même, par ces quelques mots : « c’est très fragile, la vraisemblance. Au moindre doute, le conscient du lecteur se réveille, et l’illusion se brise. Pour être crédible, il faut que ce soit carré ». Qu’est-ce que cela peut signifier ?


Résumons : un tableau dont on ignore l’origine, un couple dont on doute de l’amour qui les lie, un peintre dont on ne sait pas grand-chose, des personnages dont on ne sait s’ils ont existé ou non. Et si tout cela n’était qu’un miroir de notre propre rapport à la littérature ? Qu’attend-on en lisant un roman ? De s’évader, ou de se retrouver ? Prendre du plaisir, ou souffrir ? Les deux ? Sans doute, mais comme « l’art est insaisissable par nature, rien ne l’annonce ni ne le prépare », celui qui vous écrit n’était nullement préparé à ce qu’il allait vivre.

 

« Toi, moi, dans une grande fête où l’on sera deux fous. »

 

Le roman bascule soudain du songe vers la vie réelle, avant de retrouver les contours d’un rêve. La marche d’Alba, dans les dernières pages, est l’un des plus grands moments de littérature. Ces mots ne sont pas écrits sans avoir été pesés et pensés. Cette marche incandescente, déraisonnable, passionnée et pleine de douleur, dit tout de la solitude de l’héroïne tragique qu’est devenue Alba. Elle n’a plus honte, elle fuit ces pierres antiques qui l’observent alors qu’elle vient de dérober leur panache qui semblait leur être lié pour l’éternité. Elle trace sa propre légende, s’échappe de « cette situation si douloureusement banale, dont l’issue se trouve inscrite dans la mémoire des hommes depuis la nuit des temps ». Le temps n’existe plus, lui qui hante le roman depuis la première page.

 

« Le temps n’est rien mon amour, reprend-il. Tu sais bien que le temps n’est rien ».

 

L’amour n’est plus une chance, ni une malédiction. « Entre la fortune et le fléau, la frontière est poreuse », tout comme celle séparant Rome du reste du Latium en suivant la Via Appia. Ses sentiments ne sont plus des aphorismes, elle se laisse entièrement dominée par son âme nue qui la pousse à marcher pendant des heures. Elle devient ce cygne mythologique, cette déesse aux ailes éclatantes. Et c’est beau. C’est stupéfiant de beauté.


C’est émouvant.


On pleure.


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Elle ne craint plus les sanglots coincés dans la gorge. Elle ne tâtonne plus comme Caravage sur sa toile : « Il se reprenait, recommençait, il cherchait ses figures à mesure qu’il les construisait dans l’espace, ce qui le conduisait à de fréquents repentirs. Sous les couches de peinture, on voit encore les essais, les tentatives, les recherches du maître ». Toutes les péripéties d’Alba et Nino durant le roman sont les métaphores de ces repentirs du Caravage. Jusqu’à ce qu’Alba s’en libère : « elle ferme les yeux, emportée, fragmentée, plus rien ne compte, plus rien n’existe, ni Rome ni Caravage ».

 

Léa Simone Allegria écrit un roman d’une somptueuse ambiguïté : entre la beauté et la cruauté, entre l’admiration et la répulsion. L’art, ici, n’est plus un refuge : il est une menace douce.

 

Dans ce monde d’apparences, où même les chefs-d’œuvre de Caravage existent en plusieurs versions, où la copie rivalise avec l’original, Léa Simone Allegria interroge notre époque : qu’est-ce que l’authenticité ? Qu’est-ce que la vérité d’un sentiment, quand il est aussitôt transformé en image, en récit, en fiction ?


Et pourtant, il y a de la grâce, au cœur de cette menace. Alba, dont le nom signifie « l’aube », incarne ce fragile recommencement, ce moment où le jour hésite à se lever. Même dans l’abandon, même dans la honte de son amour, elle garde cette dignité lumineuse de ceux qui savent encore voir la beauté.


Le roman est écrit avec une sensualité rare, presque picturale. Son style épouse les gestes du peintre : il caresse, effleure, superpose les couches, laisse transparaître les repentirs. Chaque phrase semble éclairée d’un feu intérieur, d’une lumière tragique, car elle sait que l’art, comme l’amour, est fait de décomposition. C’est un style qui semblait avoir disparu de nos bibliothèques, et que l’on voit renaître avec un bonheur intense.


Alors, quelle est la version officielle ? Qui a peint ce tableau mystérieux ? Quelle ombre plane sur l’amour d’Alba et Nino ? L’auteur de ces lignes a volontairement rendu confus à la réponse à toutes ces questions, que la lecture du roman vous fournira. Mais, comme lui, à la fin de cette Douce menace, vous sentirez cette « petite source, qui coule, qui coule, et qui avec le temps tu verras, gèlera en un grand lac au fond de ta poitrine ».


Adrien



 

 

 

 
 
 

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