Marcher dans tes pas de Leonor de Recondo
- Mémo'art d'Adrien
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Un jour, mon père m'a dit : "Adrien, je crois que je vais vendre la maison, et prendre un petit appartement à Bayonne".
Cette maison, c'est la notre. Située au pied de la Rhune, je la connais depuis que je suis né. J'y ai grandi. Au milieu de tous mes oncles et tantes. Mon père et ma mère l'ont construite sur les terres héritées de ma grand-mère, à côté des 8 frères et sœurs de mon père, et de la ferme dans laquelle ma grand-mère est née. J'y ai joué avec mes cousins. J'ai aidé mes grands oncles à la ferme. J'ai accompagné ma grand-tante pour vendre les oeufs des poules. Le langage du quotidien était le basque. Celui des choses sérieuses était le français.
Je n'imagine mon père nulle part ailleurs que dans cette maison. Une partie de lui s'en irait avec cet exil choisi. Il ne serait plus jamais le même. Il y a quelques semaines, je lui ai demandé s'il se souvenait qu'il avait un jour évoqué cette possibilité. Il m'a répondu que non. Avec une telle certitude que j'en suis venu à douter qu'il avait un jour prononcé cette phrase.
Le Basque est viscéralement attaché à cette maison. Il en porte le nom. Lorsqu'il a fallu définir des noms de famille dans les registres d'état civil, au Pays Basque, il y a quelques siècles, ils ont fait le choix de choisir comme nom celui de leur maison. Si vous grandissiez dans une ferme, où quatre générations habitaient ensemble, mais que vous épousiez l'héritière d'une autre ferme, vous adoptiez le nom de sa ferme. Femme ou homme, peu importe, c'est le nom de la maison qui l'emportait. Vous deveniez un Etcheberri, un Etchebest, un Ibarretche. Etchea. La maison.
Cette longue introduction est nécessaire pour bien comprendre la déchirure que fut, pour un basque espagnol en 1936, cet exil forcé. Devoir tout quitter, devoir laisser sa maison, en moins d'une heure, face au danger de la guerre civile. Ce n'est pas seulement abandonner un lieu. C'est laisser derrière vous une partie de votre être. Et c'est pourquoi la question de l'identité est si essentielle dans le roman de Leonor de Recondo.
Dans Marcher dans tes pas, Leonor de Recondo s’adresse à celle qu’elle nomme Amona, sa grand-mère paternelle, contrainte en 1936 de fuir Irun pour Hendaye, en une heure à peine, alors que la guerre civile espagnole s’abat sur le Pays basque. Ce roman, tout en douceur et en gravité, déplie la mémoire d’un exil fondateur, où le geste le plus intime devient un acte d’histoire, et où la langue basque, Euskara, se révèle à la fois patrie, matrice et tombeau.
Un geste fondateur : la mémoire comme héritage
Dès les premières pages, le livre installe la scène d’un monde sur le point de basculer. Tout tient dans un geste simple : celui d’une femme qui prépare un gâteau d’anniversaire, sans savoir qu’elle ne reviendra plus jamais dans cette maison.
« Sais-tu, ce qu'il y a d'éternel dans ton geste, que plus jamais tu ne l'accompliras dans ce lieu-là, dans cette maison [...] Tu sais que ce geste est fondateur, fondateur de ton histoire, de mon histoire, de la nôtre » (p.15).
L’éternité du geste domestique devient ici l’acte inaugural d’une lignée. Ce riz au lait, versé dans le plat en terre (p.19), devient une relique, un dernier lien avec la maison qui s’effacera dans le fracas des armes. L'autrice recompose ce souvenir fragmenté, ce « puzzle aux pièces trop écornées », et fait de cette scène une métaphore du travail de mémoire : impossible à achever, mais nécessaire à poursuivre.
Fuir sans savoir : la minute suspendue
La fuite vers Hendaye, sur le pont de la Bidasoa, constitue le cœur battant du roman. Le lecteur traverse avec eux ce moment suspendu entre la vie et l’exil.
« Vous êtes neufs, trois générations. [...] On va se promener à Hendaye. [...] Précisément, à cet instant, juste avant l'effondrement du monde d'avant » (p.31).
Dans cette scène, Leonor de Recondo parvient à faire sentir la contradiction absolue : la légèreté d’une promenade et la gravité d’une fuite. Le monde d’avant s’effondre silencieusement, et pourtant, il reste ce rire, ce mot d’enfant, « Amatcho », qui sauve tout.
« Allez-y, on vous retrouve dans quelques jours. [...] C’est le même pays d’un côté et de l’autre. La même langue, le Pays Basque. Euskal Herria. Ils abandonnent tout, sauf leur langue » (p.40).
Ce basculement, passer un pont, franchir une frontière, concentre le drame de tout exil. Mais alors que dans Rêves oubliés, le roman dans lequel elle racontait déjà cet exil et cette vie de l'autre côté des Pyrénées, la continuité de la langue basque était peu présente, dans ce roman, la romancière teinte cet exil d'une émotion singulière, car la langue devient un territoire.
La maison s'effondre, mais la langue subsiste, l'autre face de l'identité basque. Tant que le basque peut parler sa langue, Euskal Herria demeure intacte. "Euskal Herria" n'est pas le "Pays Basque", mais le "Pays de la langue basque". Le basque se traduit par "Euskaldun", celui qui possède, qui fait vivre la langue basque, le plus vieil idiome d'Europe, et un des plus vieux au monde.
La langue basque : matrice, perte et promesse
C’est sans doute là que le roman atteint sa plus grande beauté, et m'a bouleversé comme rarement j'ai pu l'être en lisant un livre : dans l’évocation de la langue basque, Euskara, comme lieu de tous les paradoxes, langue d’amour et de silence, d’appartenance et d’exclusion. On appartient au peuple basque si on la parle, on en est exclu si on ne fait rien pour la faire vivre, peu importe que l'on habite dans ces terres depuis sa naissance. Langue de silence, car le basque n'est pas bavard. Il parle peu. Il observe. Il intériorise. Mais en peu de syllabes, le basque dit beaucoup. Euskaldun : "celui qui a la langue basque".
« Avec sa mère, qu'il appellera toute sa vie Amacho [...] il parlera toujours en basque [...]. Elle restera dans ce giron sans jamais s'en extraire, sans jamais m'être transmise » (p.61).
La narratrice, Française de naissance (p.63), hérite d’un vide linguistique : la langue du père ne lui a pas été transmise, et c’est dans cette absence qu’elle fonde sa quête. Le basque, ici, devient langue fantôme, langue des disparus.
Mais c’est aussi une langue qui résiste. Dans un monde où les frontières politiques se sont redessinées, elle demeure un bastion :
« Votre langue est devenue votre patrie [...] Nouvelle diaspora, qui ne se nomme pas encore, mais qui existe par sa langue » (p.150).
La langue, écrit Leonor de Recondo, « nous scelle » (p.178). Elle relie les vivants et les morts, les exilés et ceux qui restent. Elle permet de continuer à « parler » avec ceux qui ne sont plus là. Le basque devient ainsi la matière même de la survivance : non plus seulement un idiome, mais un souffle partagé entre les générations. Ainsi, l'écrivaine fait revivre son père, non seulement en adoptant la nationalité qu'il a perdue, mais en faisant vivre cette langue qui le définissait. En rencontrant Edurne, cette indépendantiste dont le discours émeut et peut diviser, mais qui rappelle le rôle de ces combattantes d'hier et d'aujourd'hui, trop souvent et injustement oubliées, pour qui ce roman est une ode sublime. Leonor de Recondo, en écrivant ce roman, en rendant cet hommage à la langue basque, prolonge son existence, et la fait vivre, et survivre. Elle est basque. Elle a cette langue, pas forcément en la parlant, mais elle en a saisi la vitalité, et la possède au fond du cœur. "Euskaldun bat da".
Les lieux de l’enfance sublimés : un paradis perdu
Le roman s’écrit dans la tension entre perte et transmission. Les lieux d’enfance, Irun, Hendaye, les plages d’Ondarraitz, sont sublimés, presque transfigurés. S'y mêlent les lieux de ma propre enfance. Lorsqu'un parisien voit Paris évoqué dans un roman, c'est émouvant, mais normal. Lorsqu'un enfant de la Rhune voit la Rhune sublimée dans un roman français, dans cette langue qu'il a appris à aimer, dans ce monde littéraire qu'il admire, ce n'est plus normal, et c'est bouleversant.
« Le plus étonnant, quand j’y pense, c’est que je suis plus âgée que toi [...] La magie des fantômes opère [...] Les temporalités se superposent » (p.116).
Ces passages où la narratrice dialogue avec sa grand-mère font de la mémoire un espace d’hybridation : l’Espagne et la France, le passé et le présent, l’enfant et la femme se mêlent dans une même voix. Ces lieux, traversés par la guerre et la nostalgie, deviennent géographie intérieure.
« Cette langue entendue dans les villages, les boutiques, reconnue dans les livres, je l’aime. C’est la musique du paradis perdu. C’est la langue de ce qui a disparu et ne se retrouvera pas » (p.204).
Le paradis perdu n’est pas un pays : c’est une langue, un son, une mélodie qui résonne encore dans les paysages de l’enfance. Leonor de Recondo est musicienne. Nul doute qu'en entendant parler la langue basque, elle doit saisir, plus que nous, cette musicalité si spécifique à notre langue. Je ne conçois pas ma langue sans la musique qui l'accompagne. Nous chantons sans cesse. Partout. A l'église, dans des repas, dans les champs, avant une partie de pelote. Allez un jour écouter le chant des bergers basques dans leurs montagnes. Un opéra gratuit s'ouvre à vous.
Il y a ce poème, Hegoak, "Les ailes", écrit durant la période franquiste dans un bar par un célèbre poète, que Mikel Laboa, son ami, a chanté. Nous le connaissons tous. Il symbolise notre rapport à la langue. Pour la petite anecdote, le jour de ma soutenance de thèse, cinq oncles et tantes ont fait le voyage depuis leur montagne basque pour y assister. Et pour célébrer cela, devant un jury de thèse médusé dont deux membres ont aussitôt sorti le téléphone pour filmer cette scène atypique, ils ont chanté Hegoak :
Hegoak ebaki banizkion (Si je lui enlève les ailes)
Nerea izango zen (il m'appartiendra)
Ez zuen alde egingo (il ne pourra plus s'envoler)
Bainan Horrela (Mais alors)
Ez zen gehiago txoria izango (Il ne sera plus un oiseau)
Eta nik, txoria nuen maite (Et moi, c'est l'oiseau que j'aimais)
L’intime concurrence l’universel
Là réside la force du livre : dans sa capacité à faire de l’intime un lieu d’universalité. Il interroge la condition humaine, le rapport entre identité et mémoire, entre langue et être.
« L’identité est-elle la nationalité ? [...] Être de là où je suis né [...] Mais non, il y a quelque chose en plus [...] Une sensation hybride, un mélange, ce que je suis » (p.71).
Cette phrase pourrait résumer tout le projet du livre. L’intime, l’histoire d’une famille basque déchirée, rejoint ici l’universel : la quête de soi à travers la langue, la mémoire, et la terre.
Et lorsque Leonor de Recondo évoque ces femmes de l’ombre, ces combattantes d’Irun (p.97), elle inscrit la lignée des femmes dans l’Histoire, non plus comme témoins, mais comme actrices. Le roman devient chant, polyphonie, filiation.
Euskaldun : être, c’est parler
Le moment le plus bouleversant du livre se trouve sans doute page 200 :
« Être basque se traduit par avoir le basque, avoir la langue. Donc, être. Cet Euskaldun m’émeut profondément [...] parce que cette locution m’exclut de fait de la communauté basque. »
Cette révélation douloureuse fait écho à toute l’œuvre de Leonor de Recondo : appartenir à une culture, c’est y être enraciné par la langue. Mais c’est aussi être condamné à ressentir la perte lorsque cette langue ne nous habite pas. Le basque n’est pas seulement un moyen de communication, il est ontologie, ce qui fait être.
Et pourtant, la romancière parvient à réconcilier cette fracture : écrire devient un acte de réparation, une manière d’Euskaldun symbolique. Elle écrit en français, mais c’est le basque qu’elle fait résonner entre les lignes.
Conclusion : Marcher dans ses pas, écrire dans sa langue
En suivant les pas de sa grand-mère, Leonor de Recondo remonte le fil de son propre exil intérieur. Ce roman n’est pas seulement un hommage : c’est une reconstruction, une traversée du silence.
« Nous sommes scellés par la langue » (p.178).
Cette phrase, presque testamentaire, résume la portée du livre. Marcher dans tes pas n’est pas un récit de guerre : c’est une méditation sur la transmission, sur ce qui demeure quand tout s’effondre. La langue basque, traversant les siècles et les frontières, devient l’unique héritage indestructible.
Car à force de marcher dans les pas de son Amona, Leonor de Recondo retrouve le chemin de la langue, celui de l’être. Et dans le murmure du basque, dans cette musique du paradis perdu, c’est toute la mémoire d’un peuple qui continue de respirer.
Je veux terminer l'écriture de cet article le plus intime depuis que ce blog existe en évoquant mon "amona", mon "amatxi", dont ma fille porte le prénom. Je veux lui dire que j'ai pleuré en lisant ce roman, car son souvenir était présent dans chaque silence. Amatxi, j'ai reconnu ta force, ton amour, ta bienveillance, ta chaleur, dans cette Amona. Amatxi, j'avais six ans lorsque tu es partie. Il n'y a pas un jour sans que je ne pense à toi. Et je n'oublierai jamais cette phrase que je t'ai entendu me dire en basque : nous avons de la chance d'être Français, lis des livres, car on ne m'a jamais appris à lire.
J'ai lu, Amatxi. Et je t'ai reconnu dans ce roman de Leonor de Recondo. J'ai marché dans tes pas.







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