top of page
  • Mémo'art d'Adrien

Maux minuscules, de Sidney Cohen


« Bonjour Docteur. Merci de me recevoir.

_ Bonjour Adrien. Je vous en prie, asseyez-vous sur ce fauteuil.

_ Ah, je ne m’allonge pas ?

_ Comment ça ? Pourquoi voulez-vous vous allonger ?

_ Non, je ne sais pas, je m’attendais à un truc un peu classe, le coup du divan et tout. Là, le fauteuil, la petite table avec le jeu d’échecs, le tableau indéchiffrable sur le mur. C’est presque banal.

_ Vous n’aimez pas la banalité ?

_ Va pour le fauteuil.

_ Bon, qu’est-ce qui vous amène à vouloir me consulter ?

_ A voir un psychanalyste vous voulez dire ?

_ Je suis psychanalyste, donc oui, je suppose que c’est ce que je voulais dire ?

_ A me faire suivre, c’est ça ?

_ Je ne suis personne.

_ Vous êtes forcément quelqu’un ! Ah ah, j’ai un humour assez ringard, mais passons. Je suis là parce que je suis habité par un livre que je viens de finir. Il hante mes nuits, il obsède mes jours. Je n’arrête pas d’y penser. Et comme il parle de psychanalyse, j’ai eu cette idée de génie. Adrien, seul un vrai psychanalyste peut te sauver ! Vous êtes bien un vrai ?

_ Quel est ce livre ?

_ « Maux minuscules », de Sidney Cohen (un confrère à vous).

_ C’est édité par qui ?

_ Bah en quoi ça vous intéresse ?

_ Vous faites une chronique très atypique, ça vous regarde, mais vous allez citer la maison d’éditions quand même !

_ Vous avez raison. C’est Fauves éditions. D’ailleurs le titre est génial car c’est un jeu de mots avec « mots » et « maux ». Les maux soignés par votre profession et les mots minuscules que vous prononcez sans cesse.

_ C’est-à-dire ?

_ Bah là voilà vous venez d’en faire un ! Vous répondez toujours par des « Hmm », des onomatopées, des petits mots, des courtes phrases ! Sam, le personnage du livre, fait tout le temps ça ! Pourquoi vous faites ça d’ailleurs ? C’est un défi entre vous ?

_Pourquoi est-ce que cela vous gêne ?

_ Et voilà ! Bref, au début du livre, je n’étais pas à fond dedans. Les patients qui s’enchainaient ne m’intéressaient pas beaucoup. Les sujets abordés me touchaient peu. Je vais être honnête avec vous. Ne le prenez pas mal, mais si tout le livre s’était maintenu ainsi, je ne serais pas assis là, devant vous.

_ Hmm

_ Mais d’un coup, vers la moitié du livre environ, le récit prend son envol. Les histoires auxquelles sont confrontées ce bon vieux samaritain de Sam sont de plus en plus passionnantes, et obsédantes.

_ Ah ?

_ Et petit à petit, un lien se tisse entre ces patients qui ne se connaissent ni ne se rencontrent jamais. Entre celui qui est convaincu que la police va l’arrêter, l’autre qui ne cesse d’avoir des obsessions, celui-là encore, tourmenté par ses pulsions sexuelles, celle-ci souffrant du fait de rechercher sans cesse une situation de soumission, une cohérence se forme. Les entretiens sont parfaitement retranscrits, dans une langue claire et épurée, à tel point qu’au fil des pages j’avais la sensation d’être là, dans le bureau de Sam, dans cet espace entre lui et ses patients qui se clôturait, étranger aux bruits du monde extérieur, intéressé uniquement par les préoccupations intimes de ceux qui défilaient devant moi.

_ Je vois. Mais pourquoi ce livre vous hante-t-il à ce point ?

_ Mais parce que c’est là ! C’est là tout ce qui m’obsède depuis tant d’années ! Chaque fois qu’un mal me ronge, on s’évertue à me dire que ce n’est rien, que j’exagère, que je ne relativise pas assez !

_ Qui ça, on ?

_ Mais tout le monde ! Les gens comme vous, les gens… vos mots sont minuscules mais nos maux ne le sont pas ! Et ce roman de Sidney Cohen, si réaliste, si authentique, m’a ouvert les yeux. Mais ce n’est pas tout. Il y a Fernando !

_ C’est qui Fernando ?

_ C’est un type horrible, Fernando. Un monstre, un moins que rien. Il a honte de ce qu’il a fait. Et là, on est à peu près vers les trois quarts du livre, le narrateur lâche cette bombe : « la honte, ce n’est pas la culpabilité ». C’est fascinant ! « Avec la culpabilité, on peut penser à la personne à qui on a fait du mal. On peut vouloir réparer. La honte, elle, pousse à se cacher, à se mettre sous terre, à se replier dans la solitude. Le sentiment est tellement envahissant que le sujet en oublie la victime, ce qu’elle a subi, sa souffrance ». Ce passage me hante depuis que je l’ai lu. Il m’a retourné l’esprit, il a broyé mon âme. Je m’y perds à force de me demander pourquoi, quel en est le sens. Vous en pensez quoi, vous ?

_ Est-ce si important pour vous de savoir ce que j’en pense ?

_ En fait vous ne voulez pas m’aider ?

_ Mais voulez-vous vraiment être aidé ? Êtes-vous souvent obsédé par un livre ? N’est-ce pas ce à quoi vous vous exposez en lisant autant, en vous impliquant à ce point dans vos lectures ?

_ Bon, ok, je m’en vais. Vous devriez consulter, ça se soigne votre truc. Vous fuyez tout, tout le temps. C’est pas sain. Tenez, peut-être que Sam pourra vous aider, je vous laisse un exemplaire. Lisez « Maux minuscules », et vous comprendrez la force des mots.

_Hmm ».



133 vues0 commentaire

Posts récents

Voir tout
bottom of page