« Dérives incarne le fantasme que je me fais d’un mémoire sur rien. Ce que je désire, l’élimination de tout ce qui relève du personnel. Ne rien trahir de moi-même ». Tel est le projet du livre qu’essaye d’écrire la narratrice, tout au long du dernier livre de Kate Zambreno, qui en porte le nom, Dérives. Dans une confusion des esprits, le lecteur doutant de l’ubiquité de la narratrice et de l’auteure jusqu’au bout, le roman se structure comme un journal de bord d’une écrivaine en lutte avec son œuvre, dépassée par le désir « d’écrire un roman qui contienne l’énergie de la pensée ».
Pour autant, à aucun moment, la narratrice ne parvient à éliminer « tout ce qui relève du personnel ». Cet échec, voulu par l’auteur, constitue la force et la faiblesse de cet ouvrage. La faiblesse, parce que l’énumération des tracas personnels de la narratrice n’est pas toujours passionnante : la maladie de son père, l’aide apportée aux animaux errants, les échanges avec ses amies, l’observation d’une maison médicalisée, le visionnage de vidéos d’animaux, etc.
Mais c’est aussi la force du livre, car, pris dans leur ensemble, et non individuellement, ces fragments de vie personnelle cachent une autre réalité : l’incapacité de la narratrice de se concentrer sur son roman, l’impossibilité de ne se consacrer qu’à son art, et de vivre une vie d’artiste distincte de sa vie de femme. Mêlant son expérience littéraire avec celle de grands auteurs comme Kafka ou Rilke (« Il aura fallu un an à Rilke pour encaisser le choc de la ville et commencer à traduire l’expérience de son arrivée à Paris en mots »), la narratrice ne peut que constater son éloignement d’avec Rilke, notamment :
« Je lis une biographie de Rilke et songe à cette façon qu’il avait de voir dans l’art quelque chose de sacré, la nécessité qu’il y avait pour lui de refuser les exigences du quotidien, l’ennui qu’il ressentait en présence de sa petite fille à Noël – il voulait que rien n’entrave sa vie d’écrivain. Je me sens à cent lieues de tout ça, moi. Qu’on me les apporte, ces exigences du quotidien, je lui dis. Moi, tout ça m’intéresse bien davantage ».
Tout ça l’intéresse bien au-delà de son roman. L’ouvrage semble décrire le destin d’un livre maudit, impossible à écrire, en raison de réels obstacles (la grossesse de la narratrice ou les vacations qu’elle doit donner à l’université) et d’obstacles qui semblent imaginaires ou inventées par la narratrice : le départ de son éditeur au sein de sa maison d’édition (« j’ignore dorénavant si je l’écrirai, ce livre, tant ceci me semble une raison de plus pour ne pas l’écrire ») ou le cambriolage de son appartement et le vol de ses notes, qui semblent fournir une nouvelle excuse à l’absence d’écriture (« on aurait dit que le voleur en avait après mes notes et les sources utilisées dans le cadre du roman »).
« Désormais il ne souhaite qu’une chose, s’enfoncer toujours plus en lui-même, pénétrer le monastère qu’il contient, et qui regorge de toutes ces cloches majestueuses », écrit-elle de Rilke. Tout se résume par cette phrase. La narratrice ne sera jamais parvenue à s’enfoncer en elle-même. Sa dérive n’aura jamais pris fin, le chemin de l’écriture n’ayant eu de cesse de dévier de manière progressive et incontrôlée. En cela, ne l’a-t-elle pas finalement écrit, son Dérives ? Le mystère reste entier.
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