Commençons par la fin, une fois n’est pas coutume. A la fin de sa vie, Maurice Gamelin est détesté, méprisé par une grande partie de l’armée française, considéré comme un nouveau Bazaine, le bouc-émissaire de la plus grande défaite militaire de la France, la campagne de mai 1940. C’est un perdant de l’histoire.
Son nom sera définitivement associé à un désastre, synonyme de débâcle. Il en est conscient, il essaie une dernière fois de s’en défendre, à quelques jours d’expirer son dernier souffle : « Je suis certes convaincu que ce n’est pas de ma faute si nous n’avons pu contenir l’attaque allemande en 1940. Mais le fait est là. Et il faut s’incliner devant les décisions du destin » (p. 378).
S’en remettre au destin, au mystique. Max Schiavon a choisi une méthodologie complètement opposée pour percer le « mystère Gamelin ». En excluant toute complaisance, l’historien se donne pour objectif de rechercher la vérité, le plus objectivement possible, sur cet homme à qui tout a réussi depuis son enfance, ayant connu une ascension fulgurante, ayant la confiance de tous, mais ayant fini par conduire la France au désastre militaire.
En se référant aux archives privées et publiques, Max Schiavon construit son ouvrage comme une enquête passionnante sur cet homme en apparence brillant mais considéré comme l’un des pires perdants de notre histoire. Est-ce le fruit du hasard ? Un manque de chance ? N’importe qui se serait fourvoyé de la même manière ? Ou y a-t-il des éléments de la personnalité de Gamelin qui puissent expliquer son échec ?
Tout l’intérêt de l’ouvrage de Max Schiavon est de répondre à l’ensemble de ces questions, dans un style précis et pédagogue, dans un dynamisme propre à intéresser tant le spécialiste que le béotien de cette époque. Ce livre a réussi à me donner envie de me plonger davantage dans la seconde guerre mondiale. C’est donc un livre particulièrement réussi. Une excellente biographie que je vous recommande prestement !
LE RÉCIT D’UNE ASCENSION FULGURANTE
De manière très méthodique, Max Schiavon raconte chronologiquement l’ascension de Maurice Gamelin, né dans une famille comptant 16 généraux parmi ses ancêtres. Il baigne dans l’histoire de France, la culture, le maniement des idées, dans un milieu social favorisant ses excellents résultats scolaires et académiques. La biographie raconte ainsi son entrée à Saint-Cyr, ses excellents résultats, son intégration dans l’école de guerre, sa rencontre avec Foch, « le maître incontesté de la guerre moderne », puis celle avec Joffre, dont il devient l’officier d’ordonnance à partir de 1908.
Il parvient à réaliser quelques succès militaires durant la première guerre mondiale (mais le biographe précise qu’il « a toujours été placé à la tête d’unités d’élites »), mais aussi quelques défaites cuisantes. Il s’attribuera, à tort, le succès et la paternité de la bataille de la Marne. Après un passage au Brésil, puis au Levant, il deviendra chef d’état major des armées en 1931, entre au conseil supérieur de guerre, et deviendra finalement le responsable principal des armées françaises durant les années 30.
Le parcours de Gamelin illustre ainsi une montée explosive jusqu’au sommet de l’armée française. L’intérêt de ce livre est de relater ce parcours de manière dynamique, tout en conservant une précision minutieuse. Tout au long de cette biographie, Max Schiavon intègre progressivement des éléments de la vie de Gamelin permettant, peut-être, d’expliquer son échec. Il était par exemple jugé orgueilleux par ses camarades, très jeune. Il se liait peu avec ses camarades, il n’avait pas d’amis, se montrait distant. Il n’a jamais goûté au travail collectif, ne croyant pas à l’enrichissement mutuel. Il l’admet d’ailleurs lui-même : « L’orgueil, pêché capital, n’est parfois pas sans grandeur ».
LE RÉCIT D’UNE CHUTE ÉCLAIR
La seconde guerre mondiale sera une véritable épreuve du feu pour Gamelin. Et il échouera. Lamentablement. Je n’entrerai pas dans les détails militaires et stratégiques largement présents dans l’ouvrage, qui passionneront les spécialistes, qui m’ont beaucoup intéressé, mais à propos desquels j’ai la modestie d’admettre mon incompétence, ce qui ne me permet pas d’en effectuer une analyse légitime et intéressante.
L’ouvrage revient en long et en large sur l’incapacité de la France entre les deux guerres à se préparer à une éventuelle nouvelle guerre. Il explique en particulier les erreurs stratégiques autour de la ligne Maginot, les faiblesses des dirigeants face à la montée de l’Allemagne, l’impréparation de l’armée en effectifs et en armement, notamment l’erreur fatale d’avoir sous-estimé l’importance que prendraient les chars et l’aviation durant le conflit. J’ai beaucoup apprécié dans ce livre la remise en cause de nombreuses croyances trop souvent imposées depuis des années, à savoir que la défaite était inéluctable, qu’il n’y avait rien à faire, que la supériorité de l’armée allemande était impossible à égaler. Tout cela est faux, et le mérite de Max Schiavon est de briser une à une chacune de ces croyances.
Max Schiavon analyse parfaitement les responsabilités de Gamelin dans cette débâcle, par le biais d’une analyse minutieuse et impressionnante de l’emploi du temps du général en chef à partir du 10 mai 1940, afin de répondre à la question initiale, à savoir si l’image de paria du général est fondée ou non. Pour toutes ces raisons, et parce que l’historien est parvenu à se faire comprendre du béotien que je suis sur tous ces détails techniques et stratégiques, cette biographie est réussie et mérite d’être lue.
DE L’OPPORTUNISME ET DE LA LÂCHETÉ
La démonstration de Max Schiavon en ce sens est édifiante. Gamelin, toute sa vie, a toujours œuvré à manipuler, à agir de telle manière qu’il pourra se hisser le plus rapidement possible au sommet de la hiérarchie. Il a toujours compris qu’en temps de paix, comme en temps de guerre, il est indispensable de disposer d’appuis dans le monde politique. Durant toute sa carrière, il a toujours su préserver d’excellentes relations avec les politiques, les préfets, ses supérieurs.
Par ailleurs, comme le dit l’auteur, « lors des diverses crises ayant touché l’armée, l’affaire Dreyfus, celle des inventaires des Fiches, Gamelin est demeuré publiquement neutre ». Il essaye de ne jamais se compromettre, de s’entendre avec tout le monde, d’être diplomate, de ne jamais prendre parti ou s’engager à la légère, de s’effacer devant ses supérieurs.
Fait édifiant pour un chef des armées, il comprend qu’il faut souvent plier pour obtenir l’adhésion des ministres. Il a toujours préférer contourner l’obstacle plutôt que l’affronter de face, il n’a jamais révélé le fond de sa pensée. Jouvenel est le premier en 1928 à apercevoir les failles de Gamelin : il ne défend pas assez ses idées et manque de conviction, il lui manque pour être un chef digne de ce nom une colonne vertébrale.
Gamelin a pleinement profité du contexte de la IIIème République, du pacifisme des politiques, de la peur d’un coup d’état militaire. Ainsi, les dirigeants politiques voient en Gamelin « l’homme qu’ils attendaient, un général qui fait profession de républicanisme et ne cherchera jamais à empiéter sur le pouvoir civil, un esprit brillant mais conciliant, souple, tout disposé à comprendre leurs problèmes et ne pas s’obstiner à réclamer ce qu’ils ne peuvent offrir ».
L’ouvrage est d’ailleurs particulièrement intéressant s’agissant de sa relation avec Daladier, ministre à plusieurs reprises, président du conseil, ministre des relations extérieures durant la guerre. Leurs relations étaient telles que chacun savait son sort lié à l’autre. Gamelin savait que, en mai 1940, Daladier était le dernier des ministres à le soutenir. Daladier, quant à lui, a soutenu jusqu’au bout Gamelin, sachant qu’il en allait de sa propre crédibilité. Pourtant, il était lui-même conscient des faiblesses de Gamelin. Il avait dit un jour à Weygand : « Quand vous parlez, il reste quelque chose tandis que Gamelin, c’est du sable qui coule entre les doigts ».
Cet élément en dit également long sur les faiblesses de la IIIème République. Paul Reynaud, nouveau Président du Conseil à partir de mars 1940, « agacé par les molles réponses du général Gamelin à ses interrogations », a voulu, dès son arrivée, s’en débarrasser ( « c’est un préfet, c’est un évêque, mais ce n’est à aucun degré un chef » ; « j’en ai assez, je serai un criminel en laissant cet homme sans nerfs, ce philosophe, à la tête de l’armée française »). Cependant, pour des raisons politiques, parce qu’il a peur de provoquer une crise ministérielle, Daladier représentant une fraction politique nécessaire pour sa majorité, Reynaud tarde à prendre la décision de renvoyer Gamelin. Tout ce passage est passionnant et je laisse au lecteur le plaisir de lire ces pages incroyables…
UNE ANALYSE PSYCHOLOGIQUE PASSIONNANTE
C’est l’élément de la biographe que j’ai préféré. Schiavon procède à un examen psychologique minutieux de la personnalité de Gamelin, afin de comprendre son comportement, pour percer le mystère, pour établir dans quelle mesure il fut responsable ou non de la déroute militaire. J’ai apprécié cet ouvrage en grande partie pour cet aspect psychologique, semblable aux meilleures biographies de Stefan Zweig.
Avant tout, l’historien écarte sans réserve l’hypothèse, avancée par certains, d’une pathologie dont aurait souffert Gamelin et qui aurait expliqué son comportement. Max Schiavon démontre, témoignages et documents à l’appui, que c’est entièrement faux.
Ceci étant dit, je retiens plusieurs éléments de sa personnalité expliquant son attitude.
L’un des premiers aspects de la personnalité de Gamelin est d’être excessivement dans le ciel des idées, trop rarement dans le réel. Il était persuadé que son intelligence lui permettrait de résoudre tous les problèmes, lui permettant de penser l’action. Sauf que l’action, elle ne doit pas seulement se penser, elle doit être osée audacieusement. Or, de l’audace, du panache, Gamelin en manque cruellement. Par exemple, lorsqu’il expose des scénarios il développe ce qui pourrait se passer mais ne prend pas position et ne cherche pas à convaincre. Il veut laisser la responsabilité de la décision à ses interlocuteurs, politiques ou subordonnés. L’ouvrage rappelle une anecdote incroyable : en pleine guerre « ni exigeant ni directif, affable, il préfère orienter, conseiller, recommander, suggérer plutôt que décider et donner des ordres précis ».
Max Schiavon trouve une formule très juste, à ce sujet : alors que Nietzche disait que les grands hommes sont tout action, « pour Gamelin, vivre c’est réfléchir, pas forcément agir ». Il rajoute une remarque particulièrement pertinente : « on observe chez Gamelin un hiatus, un divorce très net entre la pensée et l’action ». Cartésien, il tente de tout prévoir, y parvient souvent, « mais se trouve déstabilisé par la surprise, qui est pourtant la règle à la guerre ».
Il manque de volonté, d’énergie, ne parvient jamais à s’imposer, à entraîner les autres derrière lui, il se soumet très rapidement, il ne souhaite jamais convaincre. Tant de caractéristiques si incompatibles avec le statut de chef. Son manque d’envergure physique ne l’y a d’ailleurs pas aidé : « quand on commande des hommes qu’on peut appeler à la mort, le prestige physique prend une importance considérable » (Georges Groussard). On a même dit de lui qu’il était une « nouille ».
Une anecdote rapportée par un historien belge est d’ailleurs vraiment révélatrice. Il rencontre Weygand et à Gamelin afin d’obtenir une dédicace de leurs mémoires. Le premier écrit un texte rapidement, sur place. Gamelin, quant à lui, écrit laborieusement durant plus de vingt minutes un texte aimable. Edifiant !
Le second aspect de sa personnalité incompatible avec le statut de chef est son incapacité à assumer, sa manie de ne jamais vouloir accepter la responsabilité de ses actes, à imputer sans cesse la faute à ses subordonnées ou à ses homologues. Ce qui est très sévèrement jugé au sein de l’armée. L’auteur évoque plusieurs exemples à l’appui de cette thèse :
· En 1939, Gamelin déclare aux politiques que l’armée est prête. Finalement, après-guerre, il s’en défendra en expliquant qu’il parlait d’être prête pour la mobilisation des hommes, pas pour prendre part au combat. Personne ne l’a compris ainsi.
· Le général Georges raconte que Gamelin a laissé partir une note délicate avec la mention « Signé Gamelin » sans avoir signé l’original, de façon à pouvoir se dédire.
· Selon le commandant Minart, l’organisation du commandement signifie nettement que si les choses tournent mal, le général Gamelin rejettera toutes les responsabilités sur le général Georges, et que si, au contraire, elles réussissent, le commandant en chef s’en attribuera tout le mérite.
En somme, la célèbre phrase du cardinal de Retz lui est parfaitement applicable : " On ne sort de l’ambiguïté qu'à son détriment".
« A LA GUERRE, UN MOMENT VIENT OU IL FAUT JOUER A PILE OU FACE »
En conclusion, je dirais que l’ouvrage de Max Schiavon est vraiment brillant en ce qu’il parvient à couvrir à la fois les éléments purement stratégiques et militaires, les éléments de la vie de Gamelin, sans omettre une période en particulier, et également, et c’est ce que j’ai préféré, les éléments d’analyse de la personnalité du général. Quelques citations, pour finir, prouvent, s’il le fallait encore, que Gamelin n’est pas parvenu à atteindre l’objectif de sa vie : laisser une image positive de sa personne.
Jean-Louis Crémieux-Brilhac : « il cumule les responsabilités, dont il n’exerce réellement aucune »
Henri Amouroux : « Il n’a jamais été populaire. Ni impopulaire. Il n’est pas.
Colonel Paillole : « Il pense bien, décide difficilement, ne s’impose jamais ».
Georges Mandel : c’était « une sorte de préfet militaire qui ajustait ses décisions aux désirs des hommes politiques ».
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