L’ouvrage de Gabriel Martinez-Gros fera date dans l’histoire théologico-politique. Sans prétendre à l’exhaustivité sur ce sujet complexe et très large, il apporte un éclairage nouveau sur les conditions dans lesquelles sont nées les trois religions les plus pratiquées dans le monde : le christianisme, le bouddhisme et l’Islam. Plus précisément, l’essai d’une double centaine de pages évoque la « sensibilité générale qu’une religion enracine dans une culture ».
En analysant le lien généalogique qui attache ces trois religions aux empires dans lesquelles elles sont nées, l’historien éclaire un point commun édifiant : ce sont toutes les trois des créations d’empires, et « plus exactement des fins d’empires, des traînes d’empires ». Ainsi, Gabriel Martinez-Gros développe l’idée selon laquelle la religion serait un discours construit de l’empire.
Les religions ne sont pas, contrairement aux idées reçues, la matrice des empires leur permettant de s’agrandir. Au contraire, le concept de religion « succède à un autre concept, l’empire, dans la proclamation des mêmes valeurs dont l’empire se prévaut, mais qu’il n’est plus en état de faire respecter ». Pour autant, l’auteur relativise quelque peu cette continuité, dans la mesure où la religion rompt avec l’empire sur deux points fondateurs : le retrait du monde et la morale de l’impuissance. Tandis que l’empire fait la paix par la guerre, la religion fait la paix par la paix. La religion a vocation à accueillir tout le monde, à être pleinement universelle, alors que les empires ont un besoin ontologique de définir leurs « barbares » à l’extérieur de leurs frontières afin de garantir la paix à l’intérieur.
D’ailleurs, l’ouvrage se démarque en ce qu’il fait tomber un à un plusieurs châteaux de cartes édifiés patiemment par l’historiographie moderne. Ainsi, il démontre que l’empire ne constitue pas la conséquence d’une conquête par la force, mais qu’il fait suite à une « lente accumulation de population et d’activités sédentaires dont l’entreprise de mainmise dynastique et d’enracinement monarchique couronne simplement le mûrissement ».
Plus précisément, s’appuyant sur les travaux de l’historien Ibn Khaldoun, l’empire connaît chronologiquement trois phases : une période de guerre entre royaumes combattants conduisant à une conquête par un empire central, suivi d’un processus de désarmement permettant d’imposer ses populations afin de développer économiquement le centre de l’empire.
L’ouvrage démontre que les empires dits universels ont permis d’instaurer une période de paix certaine, succédant à de longs siècles de conflits violents et de militarisation massive. Mais, dans des pages d’une clarté appréciable, l’historien explique que « l’irrésistible éradication de la violence par le pacifisme des empires menace à son tour la civilisation ». Contrairement à ce qu’ont pu écrire Nietzsche ou Machiavel, ce ne sont pas les religions qui ont amolli les empires, mais le désarmement des peuples consubstantiel à la formation de l’empire qui a conduit à priver ce dernier de sa capacité à maintenir la paix par la force. C'est le déclin de l'empire, sa troisième phase.
Cette incapacité à maintenir une telle paix explique en partie les fins d’empires, et la récupération par le religieux d’une mission pacifiante : « les religions universelles subliment les valeurs sédentaires de l’empire, au moment où l’empire peine à les satisfaire, après les avoir posées en principe ». En particulier, l’auteur explique que le christianisme et le bouddhisme ont prétendu établir la paix par la répression intime de la différence.
Le lecteur du livre de Gabriel Martinez-Gros découvrira que l’Islam semble démentir quelque peu la thèse de l’ouvrage. En effet, contrairement aux deux autres religions, qui acceptent l’empire dans sa réalité sédentaire, dans ses valeurs civiles et civilisées, dans la conscience de son désarmement et de son impuissance politique, l’Islam est plutôt, dans ses origines, « une religion de guerre qui conquiert un empire et le modèle à son image, en lui imprimant la marque de son message intransigeant ». Mais l’auteur explique une telle contradiction, en détaillant que c’est une religion qui nait à un moment où les religions existent et sont déjà dominantes.
Au-delà de cette approche historique qui fera date, Gabriel Martinez-Gros développe une pensée iconoclaste sur l’époque contemporaine, et sur les enjeux abordés dans son ouvrage appliqués aux problématiques actuelles. C’est un exercice peu commun chez un historien, mais qu’il parvient à justifier. Il écrit, par exemple, que « l’écologie manifeste par excellence ce complexe d’affirmation de valeurs impériales et de dénégation de l’empire où prend sa source la nouvelle religion. Comme l’empire, l’écologie est universelle et pacifiste ».
Quoiqu’il en soit, c’est un essai remarquable, intelligent, écrit dans une langue claire et fluide, faisant honneur à l’historiographie théologico-politique française. L’ouvrage peut apparaître pessimiste aux yeux de certains, subversif par moments, mais l’historien fait peu de cas de ce genre de remarques. Il préfère alerter ses lecteurs, s’appuyant sur Hegel, dont la pensée résonne profondément, sur l’écueil fragile auquel est soumis le monde dans ce temps symétrique qui nous échoit : « l’histoire est en train de s’abolir en religion ».
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