Traiter de l’histoire du gaullisme social était un pari risqué, car le gaullisme est social par nature. Le risque était de distinguer les deux termes, d’opposer le gaullisme au social, et d’en faire un mouvement marginal. Consacrer un ouvrage au gaullisme est tout autant délicat, car il est indéfinissable, De Gaulle lui-même n’ayant jamais souhaité définir ce qu’est le gaullisme. Il comporte certes une origine claire et identifiable, mais le nombre de « chapelles », de mouvements se réclamant du gaullisme, l’évolution de la Vème République, rendent l’approche de l’historien particulièrement délicate. Pierre Manenti n’est tombé dans aucun de ses écueils. Il a tenu brillamment le pari et a produit un travail passionnant, enrichissant, très fourni. C’est un véritable livre d’historien, qui éclaire le passé pour mieux appréhender le présent. L’ouvrage a suscité en moi de nombreuses réflexions. C’est donc un pari réussi !
Avant de vous présenter les différentes raisons pour lesquelles il me semble indispensable de lire cet ouvrage, une remarque préliminaire s’impose. Pour la première fois dans le cadre de ce blog, j’ai pu échanger avec un auteur sur son ouvrage. Pierre Manenti a très aimablement accepté de répondre à mes interrogations et à mes demandes de précision sur certains points du livre. L’échange a duré près d’une heure et il fut passionnant et fort utile. Je l’en remercie chaleureusement. Ainsi, l’article ci-présent comprendra des citations issues de l’échange que nous avons eu. Pour des besoins de clarté et de compréhension, ses propos tirés de l’entretien seront en italique. Les citations en écriture normale sont quant à elle des extraits du livre.
AUX ORIGINES DU GAULLISME SOCIAL
« Né du catholicisme social du Général et de sa conduite des affaires nationales, le gaullisme social s’est imposé comme l’affirmation d’une tradition humaniste, ouvriériste et participationniste au sein de la droite française depuis plus d’un demi-siècle » (p. 281).
La question sociale est au cœur du projet gaulliste. Cette appétence pour une certaine justice sociale a toujours revêtu une certaine importance pour Charles de Gaulle : « il a toujours été sensible à la condition des travailleurs, rajoute l’auteur, c’est une politique qui lui est chère ».
L’ouvrage remonte à l’enfance de De Gaulle afin de comprendre, en dépit de son origine sociale très élevée, son souci pour le sort des plus démunis. Elevé dans un milieu royaliste, De Gaulle a été inspiré par la figure de son père, lui-même sensible au développement du catholicisme social, mouvement lancé par des royalistes convaincus que la tentative de révolution ouvrière de la Commune de Paris « aurait pu être évitée par une action plus sociale de l’Etat et de l’Eglise » (p.23). En 1904, avait même été instaurée une université sociale itinérante qui « contribua activement au développement du catholicisme social dans les campagnes et les villes de province » (p. 28).
A propos des sources du gaullisme social, je pense néanmoins qu’une référence à la lutte contre le paupérisme de Louis Napoléon Bonaparte, puis au bilan social de Napoléon III, et en particulier son projet de participation que reprendra Charles de Gaulle, aurait pu être utile. Lors de notre entretien, Pierre Manenti a confirmé qu’il existe en effet une pensée sociale dont a pu s’inspirer le Général avant sa naissance (il a notamment évoqué l’ouvrage de l’historien Thierry Choffat, Les origines bonapartistes de la participation). Mais, ce qui a compté à ses yeux, c’est de démontrer que « le fil conducteur de son inspiration fut la figure du père et du catholicisme social », parmi les multiples réponses de son époque à la paupérisation des travailleurs en pleine révolution industrielle.
LA PERMANENCE DU « SOCIAL » DANS LE GAULLISME
L’une des forces de l’ouvrage est de montrer la continuité de ce goût pour le progrès social dans l’action du Général de Gaulle puis, dans une certaine mesure, dans celle de ceux qui se sont réclamés du gaullisme. Il cite par exemple le discours d’Oxford du 25 novembre 1941, marqué par une forte inspiration sociale, une volonté de répartir les richesses. A plusieurs reprises, durant la guerre, il prononcera des discours marquant de plus en plus son souci d’améliorer la condition des travailleurs et la dignité de chacun, allant parfois jusqu’à une certaine forme d’anticapitalisme et d’hostilité au monde de la finance. Il ira même jusqu’à dire à Alger, en mars 1944, que « la démocratie française devra être une démocratie sociale ».
Portrait de Charles de Gaulle
Par ailleurs, l’auteur rappelle bien que « s’il n’avait pas voulu en faire son seul programme d’action, le général veilla cependant à la mise en œuvre rapide du programme du CNR et de ses mesures sociales » (p. 52) après la libération de la France. Le droit de vote est par ailleurs (enfin) accordé aux femmes, et de grandes entreprises sont nationalisées, les sanctionnant ainsi pour leur attitude durant la guerre. Dès 1948, il présentera son idée de participation des ouvriers aux résultats de l’entreprise, mais il ne parviendra jamais à mettre en place ce système.
L’ouvrage montre par la suite que, bien qu’ils aient été classés à la droite de l’échiquier politique, les gouvernements se réclamant du gaullisme ont toujours conservé une certaine fidélité à la dimension sociale du gaullisme, de Michel Debré et Georges Pompidou à la « nouvelle société » de Jacques-Chaban Delmas, jusqu’au ministère des affaires sociales de Philippe Séguin entre 1986 et 1988.
LE PRAGMATISME DU GAULLISME (SOCIAL)
C’est l’un des grands apports du livre à mon sens, et un des aspects que j’ai préféré. Pierre Manenti prouve à divers égards dans son ouvrage que l’un des principaux principes du gaullisme est le pragmatisme, en particulier vis-à-vis de sa branche sociale. Déjà, durant sa jeunesse, il est rappelé que De Gaulle était « homme de droite par conviction et homme de gauche par nécessité de l’action ». Contre l’orthodoxie de la droite parlementaire, il « trouva en effet de vrais relais à ses idées dans les milieux de gauche » entre les deux guerres.
De la même manière, à Londres, les positionnements très sociaux de De Gaulle relevaient autant de sa conviction que d’une volonté de rallier à sa cause et sous son autorité les quelques hommes de gauche ayant rejoint la résistance et souhaitant former un gouvernement de combat. Après la guerre, un syndicat, l’action ouvrière, est créé afin de rapprocher les gaullistes de la classe ouvrière. Lors de notre entretien, Pierre Manenti rappelle d’ailleurs que, à partir de 1958, « le général de Gaulle finançait personnellement les gaullistes de gauche », y compris ceux qui avaient refusé de rejoindre l’UNR, le grand parti gaulliste, car il croyait à la force de leur message.
Le discours social du parti gaulliste dominant avait très souvent des motifs pragmatiques : perte de l’électorat favorable à l’Algérie française après 1962, volonté de donner des gages sociaux à la famille gaulliste par Georges Pompidou entre 1969 et 1974, inquiétude quant à la montée de Front national dans les années 1970 et 1980 : afin d’ « assurer aux travailleurs une participation prioritaire à l’augmentation du produit national » (p 98).
Lors de notre entretien, Pierre Manenti me déclara que ce mélange de conviction et de pragmatisme est « un mariage passionnel qui a ses radicalités et qui produit des tensions très fortes au sein de la famille gaulliste », d’où un éparpillement atomique des forces gaullistes en de multiples clubs, mouvements, courants, partis, syndicats, etc. L’ouvrage fourmille de détails sur toutes les structures « gaullistes de gauche » qui ont vu le jour depuis l’après-guerre, c’est passionnant !
« HISTOIRE D’UN ECHEC POLITIQUE MAIS D’UNE REUSSITE INTELLECTUELLE »
Ce titre résume parfaitement ce qu’a voulu démontrer Pierre Manenti dans son ouvrage. C’est d’ailleurs ce qu’il m’a répondu lorsque je lui ai demandé si l’histoire des gaullistes sociaux n’était pas une histoire des grands perdants de la Vème République.
Certes, c’est une défaite politique. A partir de ma lecture de l’ouvrage, j’avais en partie expliqué cet échec politique par l’éparpillement des gaullistes sociaux, le trop grand nombre de structures concurrentes politiquement, convergentes idéologiquement. Certains gaullistes ont travaillé dans le gouvernement de Michel Rocard en 1988 (« l’heure du rocardo-gaullisme »), d’autres ont publiquement soutenu François Mitterrand en 1981, contre Valéry Giscard d’Estaing, tel que Edgard Pisani, grande figure gaulliste, faisant ainsi la joie des socialistes et des communistes. Cela rend la phrase de Charles de Gaulle prophétique : « la gauche se réclamera de moi lorsque je serai mort » (p. 157).
Les gaullistes sociaux ont ainsi souvent été une caution : une caution d’ouverture, une caution de gauche pour un gouvernement plutôt classé à droite, une caution de gaullisme pour un gouvernement classé à gauche.
Pierre Manenti, quant à lui, explique cet échec par l’absence de chef : « il y a eu des grandes figures telles que René Capitant, Jean Charbonnel ou Léo Hamon mais elles ont été systématiquement contestées au sein de la famille gaulliste, et même au sein du gaullisme social, ce qui fait qu’elles n’ont pas su générer de grand rassemblement autour de leur programme».
Je l’interroge alors sur Jacques Chaban-Delmas, qui aurait pu incarner ce chef du gaullisme social : « il a un positionnement particulier car on ne le voit pas dans les chapelles multiples du gaullisme social avant 1969, puis il en devient un des grands représentants par la force de son discours sur la nouvelle société ». Il ajoute même qu’il devient une icône après sa défaite de 1974 et la trahison de Chirac et des 43 députés et ministres gaullistes car « il est vu comme le digne représentant de l’héritage bafoué du gaullisme ».
Un seul homme politique est, en dernier lieu, apparu comme un chef potentiel de ce gaullisme social. C’est Philippe Séguin, qui a suscité de nombreux espoirs en tant que ministre des affaires sociales de 1986 à 1988, puis durant ses années d’opposition à Jacques Chirac, pour finalement le soutenir de manière décisive et influer sur son programme en 1995, dont la célèbre « fracture sociale ». Finalement, tel un résumé de l’histoire du gaullisme social, Alain Juppé est préféré à Séguin pour devenir Premier ministre en 1995, et le destin de Séguin est ainsi brisé.
Portrait de Philippe Séguin
Au-delà de cet échec politique, l’auteur a souhaité démontrer que le gaullisme social est avant tout une réussite intellectuelle. Selon lui, cette branche du gaullisme est à l’origine de nombreux acquis sociaux sous la Vème République. Certes, les réformes sociales de la libération se seraient faites sans eux, car il y avait eu un réel rapprochement, dû aux épreuves de la guerre, entre la droite et la gauche résistantes. Mais, par la suite, « s’il n’y avait pas eu de clubs et de micro-partis de gaullistes sociaux qui poussaient ces idées, les réformes sociales n’auraient pas toutes eu lieu », complète l’auteur. C’est un point très important de l’ouvrage, que je n’avais pas interprété ainsi, et que l’échange avec M. Manenti a permis d’éclairer.
DES HISTOIRES DANS L’HISTOIRE
La plus-value de l’ouvrage de Pierre Manenti est, qu’à travers l’histoire du gaullisme social, il raconte d’autres histoires, passionnantes et enrichissantes à de nombreux égards.
Tout d’abord, c’est une sorte d’histoire politique de la Seconde Guerre mondiale qui est racontée dans les pages consacrées à ce conflit mondial. De manière très documentée et pédagogique, l’ouvrage est édifiant en ce qu’il montre très bien qu’à Londres, « l’objectif est de devenir une organisation politique de combat, une structure politique à part entière, avec son administration et ses premières personnalités (p. 39) ». C’est un passage qui m’a beaucoup marqué car je connaissais assez peu ces luttes de pouvoir et cette préparation, dès 1940, des futurs nouveaux équilibres politiques une fois la France libérée. La Seconde Guerre mondiale est souvent narrée sous le prisme militaire ou de la résistance. Cette légitimation du futur pouvoir politique est trop peu souvent abordée (ou du moins dans les manuels ou œuvres qu’il m’a été donné de lire). C’est tout le mérite du livre de Pierre Manenti.
Le livre présente également une autre histoire de la Vème République, présentée habituellement comme un régime dont la particularité est un fait majoritaire prédominant, caractérisé par une majorité stable et bien établie, fidèle et obéissante au pouvoir exécutif. A travers le gaullisme social, Pierre Manenti montre que la république gaullienne a également connu ses clubs et influences pouvant faire fléchir idéologiquement le pouvoir en place. J’ai largement apprécié cet aspect de l’ouvrage.
Enfin, l’un des grands mérites du livre est de réhabiliter la figure de Georges Pompidou, ou du moins de nuancer largement le jugement trop souvent abattu sévèrement à son encontre, à savoir qu’il serait le fossoyeur du gaullisme social. L’auteur démontre que c’est inexact, citant des exemples concrets de mesures sociales adoptées durant son quinquennat. En vérité, précise-t-il, « le septennat inachevé de Georges Pompidou avait interrogé la définition du gaullisme et exacerbé ses racines sociales » (p. 148).
Portrait de Georges Pompidou
QU’EST-CE QUE LE GAULLISME ?
Il est encore une fois impossible de répondre à cette question de manière définitive. Mais l’ouvrage apporte quelques éléments de définition intéressants, et montre son évolution récente.
Selon Michel Noir, par exemple, les convictions les plus profondes du gaullisme sont : « la liberté, la tolérance et le respect de la personne humaine ». Philippe Séguin apporte, quant à lui, une définition un peu plus convaincante : « Qu’est-ce que le gaullisme, sinon la capacité, au nom de l’intérêt supérieur du pays, à apporter le premier des réponses nouvelles à des problèmes nouveaux, alors que les autres s’égarent dans des schémas dépassés ? » (p. 234).
L’ouvrage est remarquable en ce qu’il démontre que la notion de gaullisme est tellement disparate qu’elle a perdu au fil du temps tout son sens. Le gaullisme a ainsi été érigé comme ligne de frontière entre les partisans et les opposants à Chirac, entre la droite et l’extrême-droite, ou encore entre la souveraineté nationale et le fédéralisme européen. De tous temps, tout a été fait dire au gaullisme, y compris ce qu’il n’avait jamais envisagé. En démontrant cela, Pierre Manenti anticipe clairement et permet de mieux comprendre les multiples références à de Gaulle en vue des futures échéances électorales. Il semble en effet que de Gaulle soit devenu une caution de légitimité pour l’ensemble de la classe politique.
Selon l’auteur, il serait possible de définir le gaullisme à partir d’un certain nombre de grands principes : « la défense perpétuelle de l’intérêt supérieur du pays, la défense de la culture et du patrimoine français, l’incarnation d’une troisième voie possible entre le capitalisme et le communisme, mais aussi la défense des territoires et d’une souveraineté populaire ». C’est une définition qui me convainc amplement.
CONCLUSION
« L’histoire du gaullisme social a trouvé un point d’achèvement en 1995 », affirme l’auteur. En choisissant Alain Juppé, Jacques Chirac aurait tué le gaullisme social. L’historien « doit prendre du recul, de la hauteur, pour analyser des périodes ». C’est la raison pour laquelle l’ouvrage s’achève en 1995. Selon Pierre Manenti, depuis cette date, « le gaullisme social est plongé dans un profond coma ». Je ne partage pas nécessairement cette position, estimant que les idées du gaullisme social continuent d’exister, et que des personnalités continuent de vouloir les appliquer. Ce qui est certain c’est que, comme le dit l’auteur, « le gaullisme est tel le phénix, il se relève toujours ».
« De l’audace, toujours de l’audace », il en fallait pour aborder ce thème. Pierre Manenti n’en a pas manqué, et le résultat est virevoltant ! Je vous encourage ainsi prestement à découvrir cet ouvrage précis, détaillé, bien documenté, très bien écrit, avec un style clair et convaincant.
Bonsoir, votre billet sur l'ouvrage de Pierre Manenti pourrait intéresser un lecteur néophyte passionné de politique qui voudrait découvrir ce qu'est le gaullisme social . En effet, cet ouvrage a le mérite d'être factuel , bien documenté expliquant les origines de la pensée sociale du général de Gaulle ainsi que les personnalités représentant ce courant ( Gilbert Grandval, René Capitant, Louis Vallon, Léo Hamon, Jean Charbonnel, Philippe Dechartre ainsi que les mouvements et clubs associés par ces derniers qui se sont éparpillés ainsi que l'incapacité de ces derniers à se fédérer politiquement du fait de la bipolarisation politique suite à l'échec de Jacques Chaban-Delmas à l'élection présidentielle de 1974. En revanche la (ou les faiblesses) du livre résident dans l…