« Comment un homme de cinquante ans sujet aux fluxions parvenait-il à gérer le quotidien d’un théâtre, jouer le rôle principal dans ses propres comédies, organiser les déplacements de la compagnie à Versailles, Saint-Germain, Fontainebleau, Saint-Cloud, veiller aux décors, à la musique, aux costumes, aux finances, diriger les répétitions, arbitrer les conflits, faire des lectures dans les salons, rendre quantité de visites, remplir sa charge de tapissier, sauver du temps pour son épouse, ses amis, ses plaisir, et, lorsque Sa Majesté lui commandait un spectacle, écrire et porter sur scène en moins d’un mois, parfois même en dix jours, une comédie achevée ? ».
Apporter une réponse (et non pas LA réponse) à ce mystère, l’une des plus grandes énigmes de la littérature française, en fournissant les éléments dont nous disposons et en se servant de son imagination, le tout de manière très originale, tel était le projet de ce L’autre Molière écrit par Eve De Castro, aux éditions de L’Iconoclaste.
Disons-le de suite, l’auteure ne cache pas son intime conviction : selon elle, Corneille a écrit certaines pièces de Molière seul, et d’autres en partie. « L’écriture du Tartuffe en trois actes est la mienne [Corneille s’exprimant dans le roman], celle d’Amphytrion aussi, Le Misanthrope et Dom Juan mélangent nos deux plumes » (p. 168). Pour nous en convaincre, Eve De Castro nous plonge dans l’ambiance du théâtre du Grand siècle, un théâtre sans droit d’auteur, un théâtre où ceux qui signaient leurs pièces n’étaient pas ceux qui les avaient écrites, un théâtre qui adulait les tragédies, qui méprisait les comédies. L’Académie n’ouvrait ses portes qu’aux tragédiens.
Corneille est décrit comme vaniteux, orgueilleux, nostalgique d’une gloire passée et regrettant de n’avoir jamais pu écrire des comédies sans faire l’objet de railleries, en particulier de la part de certaines précieuses…ridicules. « Il était mon dieu, je vous le jure, notre dieu à tous » (dit Molière dans le roman, p. 27).
Molière est quant à lui présenté comme un être farceur, léger, n’aimant que s’amuser, faire la fête, s’enivrer dans les bordels parisiens, disparaissant des jours entiers : « il avait moins d’orgueil que de passion, et il aimait les défis ». Il croyait aux instants pendant que Corneille croyait à l’éternité. Rejeté par l’Académie, Molière semble n’en avoir cure : « L’Académie ne m’a jamais invité sur ses bancs, mais cet honneur-là m’a d’autant moins manqué que j’ai eu tous les autres. Du moins ceux qui comptaient. Faire rire Louis XIV, être applaudi, réclamé, protégé par lui, le voir dans son particulier, s’entretenir avec lui en aparté, voilà le vrai pouvoir » (p. 74). Corneille, dans le roman, le résume ainsi : « Il songeait avant tout à gagner la faveur royale, et dans cette quête mon génie lui était un outil parmi d’autres ».
Surtout, en replaçant cette histoire dans son contexte, en rappelant la vie et l’avis des différents personnages de cette intrigue, en redéfinissant ce qui fait la force du théâtre, la romancière semble vouloir dépassionner ce débat. Une mission a priori impossible, mais l’intention est noble. On comprend que l’auteure estime que le fait que Corneille ait écrit les pièces attribuées à Molière n’enlève rien au génie de Molière, qui a fait de la comédie un grand art. « Sans la bouche qui dit les vers, sans les geste qui les soutient », un texte de théâtre n’est rien. Il faut du génie pour divertir durant tant d’années les personnages les plus illustres de son temps. Il faut du génie pour endosser tant de rôles, demeurés cultes jusqu’à nos jours. C’est incontestable : le texte seul n’y suffit pas.
Pour être honnête, au-delà de l’intérêt qu’a suscité en moi le roman, et du caractère assez convaincant des éléments convoqués, j’ai été globalement gêné par la forme et le style du roman. Le style employé n’est pas celui que je préfère, il me touche peu, il est par moments trop familier (même si je comprends qu’il est adapté à l’idée d’une pièce de théâtre qu’a voulu mettre en scène Eve De Castro dans son roman).
Le roman est très déstructuré, puisque l’histoire est contée à travers le regard de plusieurs personnages : Corneille, sa femme, Molière, sa femme, le « Petit », et Madeleine Béjart, compagne puis belle-mère de Molière. Certes, cette forme permet à l’auteure de présenter sa thèse tout en gardant l’esprit d’un roman, en suscitant indirectement les raisons de ce pacte entre Corneille et Molière. Certes, cela créée une ambiance très théâtrale, avec des personnages s’adressant au public, et de l’humour très farcesque (je vous laisse par exemple découvrir par vous-même l’anecdote raconté par Molière dans le roman : en détachant la première lettre des vers 444 et suivants de la pièce Horace écrite par Corneille, vous découvrirez un mot caché destiné très certainement à Richelieu). Cependant, j’aurais préféré un roman mieux structuré, plus chronologique, plus romancé.
Par ailleurs, je trouve que le roman « décolle » réellement à partir de sa seconde moitié, que j’ai largement préférée à la première. La 2nde partie est plus intéressante, plus claire, moins confuse, et on comprend réellement les intentions de l’auteur. Selon moi, la 1ère partie, et le roman de manière générale, est ombragé par des développements un peu trop importants sur les biographies des personnages, sur le contexte social du Grand siècle, les privilèges des nobles, la condition des femmes, la vie théâtrale. Tout cela est intéressant, mais ne m’a pas permis de rentrer dans le roman. Ce fut même parfois l’inverse.
Par ailleurs, faire s’adresser les personnages au lecteur est un pari très risqué. Alexandre Dumas y parvenait brillamment, mais peu d’auteurs s’y risquent. En l’occurrence, pour le roman d’Eve De Castro, l’idée était cohérente avec la forme théâtrale de l’œuvre, et c’est plutôt réussi dans l’ensemble. Cela m’a davantage dérangé lorsque ces adresses au public furent également mêlées de ponts temporels : les références aux premiers pas sur la lune, aux moteurs de recherche, à la fermeture des théâtres durant un an en raison du coronavirus (cette critique avait-elle vraiment sa place dans un roman ?) par des personnages du XVIIème siècle m’ont quelque peu dérangé. Trop de murs brisés, selon moi. Mais cela peut tout à fait plaire à ceux qui ne se sentiraient pas gênés par de tels procédés littéraires !
En conclusion, je ne peux vous conseiller la lecture de ce roman qu’avec prudence. Si vous êtes intéressés par ce pacte secret entre Molière et Corneille, que vous n’êtes pas réticents à une structure très atypique et un style parfois familier, et que les murs brisés ne vous dérangent pas dans un roman, alors vous passerez un moment agréable car, ces réserves étant faites, le roman se lit de manière assez fluide. Pour ce qui me concerne, ces défauts ont, hélas, un peu trop perturbé ma lecture.
Le rideau se ferme. Merci pour votre attention.
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