top of page
Mémo'art d'Adrien

L'empire des Habsbourg, Pieter M. Judson



C'est un ouvrage dont j'attendais beaucoup, car c'est un sujet que je connaissais peu. Mes connaissances à son sujet étaient infimes, voire nulles, en dehors de quelques noms, de quelques dates. Je n'ai pas été déçu. Cette histoire inédite de l'empire des Habsbourg est d'une immense qualité, elle est complète, exhaustive et passionnante.


Pourquoi inédite ? Une simple définition du terme porterait à penser que c'est uniquement parce qu'elle est nouvelle. Soit, il y a de cela. Mais, à mes yeux, elle est inédite aussi de par sa manière d'aborder l'histoire de cet empire, ainsi que de par l'originalité de l'empire lui-même, différent des empires que nous avons pour habitude d'étudier dans l'Europe occidentale.


Pour présenter son projet, dès la page 17, l'auteur écrit que « le présent ouvrage évoque les soutiens directs qu’apportèrent d’innombrables sociétés locales de toute l’Europe centrale aux efforts déployés par la dynastie des Habsbourg pour bâtir un Etat impérial unifié et unificateur, à partir du XVIIIe siècle ». Il précise que la lignée des Habsbourg a régné sur des territoires « dont un bon nombre étaient régis par leurs propres lois, institutions et traditions administratives ». Or, le but de ce livre est précisément d'examiner « en quoi ces composantes collectives permirent aux citoyens de cet ensemble de vivre des expériences franchissant les barrières linguistiques, confessionnelles et régionales ».


CONSTRUIRE UN EMPIRE UNIFIE


L'auteur explique qu'un état centralisé des Habsbourg a fait son apparition au cours de la seconde moitié du XVIIIe siècle, fondé sur divers territoires acquis par la dynastie depuis le XIIIe siècle. D'ailleurs, après la crise de succession de la couronne d'Espagne, « la perte des territoires hispaniques faciliterait en partie l’édification au siècle suivant d’un Etat territorial des Habsbourg en Europe centrale » (p. 37).


L'ouvrage de Judson est passionnant sur cette édification de l'empire centralisé, en démontrant par exemple que « dans les années 1790, la logique de la réforme poussa encore davantage le régime impérial à adopter une conception unique de l’égalité de citoyenneté juridique pour tous les habitants du royaume, quel que fût leur rang social » (p. 51).


Le livre parvient à expliciter l'une des originalités de l'Empire habsbourgeois, à savoir la simultanéité entre la construction d'un Etat et d'institutions centralisées, et l'assimilation de ses citoyens à une forme de citoyenneté commune. Dans ce but, la décision de Joseph d’imposer l’allemand en lingua franca de l’administration impériale fut fondamentale (p. 101).


En dépit de cultures différentes, la citoyenneté fut utilisée comme un moyen d'imposer l'uniformité.


DES BOULEVERSEMENTS SOCIETAUX AUTONOMES


C'est, selon moi, l'une des raisons pour lesquelles il est important de lire cet ouvrage. Nous avons pour habitude d'analyser des Etats moteurs dans les changements sociétaux au cours de l'histoire. Ce qui est inédit dans l'Empire des Habsbourg, c'est qu'il semblerait que les évolutions sociétales du XIXème siècle se firent en dépit d'un immobilisme et d'un conservatisme des autorités autrichiennes, en particulier du temps du gouvernement de Metternich.


Page 131, l'historien écrit que « les historiens débattent encore pour savoir exactement comment mesurer les effets de la contradiction apparente entre le combat du régime pour limiter les effets du changement social, d’un côté, et le dynamisme croissant de la société qu’il gouvernait de l’autre ». En effet, après 1815, « une bureaucratie impériale démoralisée voyait ce qui faisait sa raison d’être dépouillé de toute signification profonde. Son but devenait la protection du statut quo, plutôt que la création d’une nouvelle société » (p. 180).


Le passage sur la révolution de 1848 est à ce titre passionnant. Il démontre qu'elle est un aboutissement et un moyen de renforcement de ces changements sociétaux en dépit et même en opposition à l'Etat central. Certains de la société civile en ont profité en effet pour peser sur la situation politique et poursuivre ainsi les changements locaux partout où cela était possible (p. 250).


HETEROGENEITE ET UNITE DE L'EMPIRE


L'historien parvient magistralement à expliquer la particularité de l'empire des Habsbourg : un empire multiculturel, qui n'a jamais eu vocation à atteindre une unité culturelle, et qui tirait sa force de cette hétérogénéité de nations. D'ailleurs, il explique très bien, page 274, que cette acceptation des cultures différentes s'explique parce que, contrairement à d'autres empires, l'empire des Habsbourg ne s'était pas bâti par la violence et la conquête, mais par une série de traités d'amitié et de mariages dynastiques.


Selon l'auteur, la défense du multilinguisme autrichien constituait aussi « une argumentation en faveur du patriotisme impérial. Les Autrichiens avaient beau parler différentes langues, ils n’en partageaient pas moins un amour commun de la patrie tout entière » (p. 275). De plus, ajoute-t-il, « ce qui la rendait unique, ce n’était pas tant sa composition ethnique que l’ensemble des structures juridiques et administratives qu’elle déployait pour traiter ses problèmes de différences linguistiques et religieuses ».


Cependant, cette acceptation de différences culturelles engendra l'émergence de revendications nationales au sein de l'empire : dans les années 1880, les nationalistes eurent l’idée d’utiliser ces cartes linguistiques pour argumenter en faveur de la possibilité d’instaurer des territoires distincts, fondés sur la nation, à l’intérieur de l’empire (p. 278). Dès lors, « dans les deux contextes très différents de l’Autriche et de la Hongrie, les militants nationalistes faisaient des écoles le lieu fondamental de leur action. Les écoles offraient aussi aux populations locales des occasions de développer la collectivité et de favoriser la mobilité sociale des individus » (p. 343).


Or, et c'est là que le cas de cet empire devient intéressant, et m'a en tout cas passionné, la dynastie, au lieu d'essayer de lutter contre ces émergences nationales, s'en servit pour renforcer encore plus l'autorité de l'empire : "dès le début du XXe siècle, les idéologies du nationalisme et de l'empire dépendaient l'une de l'autre dans leur quête de cohérence" (p. 371). En effet, « la dynastie chercha un regain de légitimité en vantant les bienfaits que l’unité impériale apportait à ses nombreux peuples » (p. 358). De plus, l'historien montre bien que « la foi dans les vertus d’un empire commun tint un rôle crucial pour stabiliser et coordonner les désirs, les besoins et les pratiques hétérogènes de millions d’Austro-Hongrois ». Mais cette hétérogénéité, qui a pu constituer une force durant le siècle, conduira notamment l'Empire à sa perte, suite à la guerre de 1914.


DECLIN ET CHUTE D'UN EMPIRE TROP ATYPIQUE


Comme le rappelle l'auteur, avec l'attentat de Sarajevo, c'est bien de cet empire que survient la première guerre mondiale. D'ailleurs, plus généralement, le climat de pessimisme existentiel qui régnait au sein de l'élite fut l'un des facteurs qui encouragèrent certains membres de l'état major et du corps diplomatique à prendre le risque de conduire l'Autriche-Hongrie à la guerre. Le corps militaire, méfiant et méprisant à l'égard de la société civile, en profita d'ailleurs pour renforcer son pouvoir.


Les développements relatifs à la guerre sont très intéressants et fournissent d'importants éléments sur les raisons pour lesquelles ce conflit a sonné le glas impérial. Par exemple, le sort fait aux réfugiés venant de territoires de l'empire (les juifs de Galicie en particulier) démontre bien que, à cette époque, il n'existait aucune solidarité entre les nations de l'empire des Habsbourg (p. 463). L'unité au moyen d'une citoyenneté pleine et entière avait échoué.


L'auteur explique parfaitement la situation à la fin de la guerre, et l'inéluctable chute de l'empire :

« L’inaptitude de l’empire à nourrir et à protéger ses populations et le traitement souvent qu’il leur avait réservé en temps de guerre avaient révélé sa lamentable incapacité à assumer la part qui lui incombait dans l’épineuse équation du sacrifice et de la récompense. Cet échec engendra à son tour un sentiment généralisé d’indifférence vis-à-vis du sort de l’empire, ce qui permit aux autorités nationales régionales de s’emparer du pouvoir, en le retirant aux autorités impériales, fin octobre (à Cracovie, à Lemberg/Lwow/Lviv, Prague, Zagreb, Vienne) – ce qui, dans certains cas, entraîna une révolution sociale (Budapest). Cette cassure régionale fut sans nul doute renforcée par le fait qu’à l’été 1918 les Anglais, les Français et les Américains s’accordèrent enfin, non sans réticences, sur la dissolution de l’empire et création des nouveaux Etats de Tchécoslovaquie, de Pologne et de Yougoslavie » (p. 481).


Dès lors, comme le constate l'ouvrage, « les Habsbourg ne régnaient plus en Europe centrale. Leur empire fut le premier des grands empires continentaux à disparaître de la carte de l’Europe, son territoire étant absorbé par trois nouveaux Etats (Tchécoslovaquie, Pologne, Yougoslavie) et quatre Etats existants (Autriche, Hongrie, Italie et Roumanie) qui tous se considéraient comme des Etats-nations » (p. 495). Finalement, c'est la guerre qui détruisit l'empire, avec le temps, en érodant tout sentiment d'obligation mutuelle entre le peuple et l'Etat (p. 492).


Je termine cet article en citant un immense écrivain, Robert Musil, auteur d'un ouvrage que je rêve de lire, un jour, L'homme sans qualités, et qui écrivit, en 1923 dans L'allemand comme symptôme : " Le mouvement de l'histoire n'est pas celui d'une boule de billard qui, une fois heurtée, suit une trajectoire déterminée ; il ressemble plutôt à celui des nuages, lequel, tout en obéissant aux lois de la physique, se trouve soumis aussi à l'influence de quelque chose que l'on peut bien appeler une coïncidence de faits ".





106 vues0 commentaire

Comments


bottom of page