L’historiographie française a encore de très belles années à vivre. Tel est le sentiment qui m’assaille après la lecture de cette Invention de la Présidence de la République, de Maxime Michelet. A l’instar de son maître, Eric Anceau, le jeune historien signe un travail d’une immense qualité, servi par une plume dynamique et engagée, contribuant à éclaircir de nombreux points confus, et à effacer de nombreux préjugés.
Les ouvrages sur Napoléon III ou sur la Deuxième République sont nombreux, mais aucun ne s’était intéressé à ce point à la présidence de la République qui n’avait aucun précédent ni aucune comparaison possible dans le monde. Nul souverain du monde occidental ne tirait sa légitimité du suffrage direct du corps souverain. Tout était à construire, à inventer. Le poids de ce premier Président, pour l’avenir, était fondamental. D’où l’importance de cet ouvrage qui revient sur le contexte de l’époque, sur l’ascension de Louis-Napoléon Bonaparte, et sur la manière dont il s’emparera de ce rôle nouveau. C’est un grand ouvrage historique, de par sa qualité sur le sujet traité, mais également de par son utilité pour bien comprendre les Républiques ultérieures, et qui trouve son actualité aujourd’hui, dans une Cinquième République que certains jugent essoufflée, avec à sa tête un Président à la fois omnipotent de par ses attributions et son élection, et tout aussi fragilisé et rendu instable de par cette omnipotence.
Maxime Michelet montre d’ailleurs, dès les premières pages, à quel point ces quatre années furent marquantes dans l’histoire de France : « un siècle entier sera en effet nécessaire pour que l’élection directe du chef de l’État par le peuple soit réinstaurée en France, le mandat présidentiel de Louis-Napoléon Bonaparte ayant laissé dans la mémoire républicaine de profonds traumatismes ».
Les premières années de Louis Napoléon Bonaparte, neveu de Napoléon Ier, fils de Hortense de Beauharnais et de Louis Bonaparte, apparaissent tumultueuses et orageuses. Soumis à une loi d’exil de la France, il grandit à l’étranger, s’engage de manière un peu aventureuse dans les luttes pour l’unité italienne puis, de par les remous de l’existence, après être devenu le premier prince prétendant de la famille impériale, tente, à deux reprises, de s’emparer du pouvoir par la force.
Il n’en ressort pas grandi, tant ses tentatives apparurent un peu ridicules, mais ses années d’enfermement lui permettront d’étoffer sa doctrine politique et celle du bonapartisme. En outre, Maxime Michelet rapporte les propos du futur président qu’il tint le jour de son procès à la suite de son coup d’état échoué : « Je représente devant vous un principe, une cause, une défaite ; le principe, c’est la souveraineté du peuple ; la cause, celle de l’empire ; la défaite, Waterloo. Le principe, vous l’avez reconnu ; la cause, vous l’avez servie ; la défaite, vous voulez la venger ». Ces propos ne sont pas anodins, ils préfigurent, déjà, de l’attachement de Louis Napoléon Bonaparte à la souveraineté du peuple et à la responsabilité du pouvoir qui en résulte.
L’ouvrage de Maxime Michelet reflète dans quelle mesure l’élection de 1848 a inventé la Présidence de la République : dans ses modalités d’élection, dans sa campagne, dans les pouvoirs à attribuer au président. Le livre est passionnant en ce qu’il nous transporte en une époque, dans un contexte agité, où tout est à inventer. Par exemple, les auteurs de la Constitution ne voulaient ni d’une Convention omnipuissante de 1792, ni d’un pouvoir exécutif divisé et fantôme de 1795. Pour tenter de maintenir cet équilibre, le mode d’élection est très particulier : si aucun n’a la majorité absolue au 1er tour, un 2nd tour est organisé avec les 5 premiers et c’est l’Assemblée qui tranche. Comment imaginer que l’Assemblée aurait élu un candidat autre que celui arrivé en tête par le suffrage populaire ? Ce mode d’élection, empli de compromis, était voué à l’impasse politique, en cas de second tour.
Mais il n’y en eut pas eu. Fort de son succès surprenant dans 4 départements lors des législatives, Louis Napoléon Bonaparte est élu Premier président de la République française, à 40 ans, recueillant près de 75 % des suffrages exprimés. Ce fort succès de l’héritier dynastique de Napoléon Ier « n’est pas sans inquiéter la République et les républicains », comme le rappelle l’auteur. Cela contribue sans doute à la mauvaise réputation, dès cette époque, de l’élection du Président au suffrage universel direct. Pour illustrer cette mauvaise réputation, Maxime Michelet cite George Sand, comparant le peuple des campagnes à « un enfant brave et confiant qui se blesse en touchant son premier fusil », ou Karl Marx, parlant du « jour de l’insurrection des paysans ». Or, comme le rappelle très justement l’auteur, ce qui est certain, c’est que « le vote unanimiste des campagnes ait pu être en partie la conséquence de cette vie profondément collective qui est celle de la France rurale du XIXe siècle, tant imprégnée de vie communautaire ».
Bien conscient qu’il ne s’agit pas d’une biographie du futur empereur, et qu’il en existe déjà de très nombreuses (parmi celles qui m’ont le plus marqué : celle de Eric Anceau, de Philippe Séguin ou de Pierre Milza), Maxime Michelet s’attarde peu sur le portrait de Louis Napoléon Bonaparte, pour se concentrer sur le cœur du sujet. C’est ce qui fait de son ouvrage un excellent ouvrage historique, là où d’autres se seraient égarés dans des détails inutiles et bavard concernant le président Bonaparte. Il en dresse néanmoins un portrait tout à fait saisissant et pertinent. En peu de mots, Maxime Michelet cerne le personnage et nous le fait comprendre : « ce calme bienveillant qui participe à son mystérieux charisme et lui donne l’air d’un gentleman assoupi dans ses pensées est avant tout celui d’un homme que le doute visite peu et qui est investi de cette conscience qu’on est à sa place, particulière aux légitimes ». Il le décrit comme « un être placide, froid, qui savait attendre, qui donnait le sentiment de donner raison à ses ministres et conseillers ».
Une grande partie de l’ouvrage est ensuite consacrée à la pratique du pouvoir par Louis Napoléon Bonaparte, à ses rapports avec ses ministres ainsi qu’avec l’Assemblée. Il « s’impose comme la clé de voûte de ce XIXᵉ siècle désireux de réconcilier la diversité de ses héritages ». En effet, le « nouveau gouvernement marque le retour au pouvoir de l’ancienne oppositions dynastique de la monarchie de juillet, délaissée par Lamartine aux lendemains de la révolution au profit de l’alliance avec l’aile radicale du républicanisme ». L’objectif du président est de rapprocher tous les anciens partis, les réunir, les réconcilier : la sécurité d’abord, les réformes ensuite.
Parmi les caractéristiques du pouvoir présidentiel, l’auteur du livre constate l’absence d’austérité qui devrait caractériser le protocole républicain, reproche ayant pu être fait à d’autres présidents, depuis. Par exemple, bien qu’officiellement bannis, les titres fleurissaient, dans le cadre des invitations envoyées pour les soirées mondaines élyséennes, notamment.
Par ailleurs, Louis-Napoléon évoquait régulièrement la figure de son oncle. Loin de renier l’héritage politique qu’il lui devait, il pratiquait au contraire, selon Maxime Michelet, une présidence napoléonienne : des représentations en tant que chef des armées, vêtu comme tel, des liens avec les soldats, des hommages récurrents au Premier empire, à son héritage, à des cérémonies en son honneur, à la construction de dômes et de bâtiments pour abriter les sépultures des figures du régime de son oncle.
En outre, Louis-Napoléon souhaitait être un président proche du peuple, un chef d’État vu et entendu. L’ouvrage développe, de manière très intéressante, les naissances de la pratique des déplacements présidentiels, Louis-Napoléon laissant toujours aux autorités locales des sommes d’argent à distribuer aux pauvres. L’auteur rappelle qu’« il est notamment le premier Président de la République à se rendre au salon de l’agriculture, ou du moins auprès de son ancêtre, le concours de Poissy ». D’ailleurs, ces déplacements sont aussi l’occasion d’être entendu, c’est sa tribune, dans un régime où la parole du président se fait peu entendre en comparaison à celle des membres de l’assemblée.
L’ouvrage aborde également de manière très intéressante, et la plus objective possible, le contenu de la politique de la Seconde République. L’auteur écrit ainsi que la présidence de Louis-Napoléon est marquée par quelques avancées sociales réelles, mais que « le bilan du futur empereur en la matière est plus complexe et nuancé que l’image d’un président socialiste empêché par le conservatisme de la majorité parlementaire ». Surtout, Maxime Michelet tend à démontrer que « le bonapartisme présidentiel est plus conservateur que le bonapartisme impérial, en partie car sa principale mission est de rétablir l’ordre et de promouvoir une révision de l’équilibre institutionnel, deux conditions nécessaires selon le président à l’entrée dans l’ère des réformes possibles dont une petite partie s’esquissent déjà. Plus qu’une dimension sociale, c’est une dimension populaire qui domine le mandat présidentiel de Louis-Napoléon Bonaparte ».
Enfin, dans un dernier bloc, l’ouvrage explique et détaille les origines de la crise politique ayant mené au coup d’état du 2 décembre 1851, contribuant ainsi à une sorte d’échec de cette première tentative de présidence de la République, en France. Avec le suffrage universel direct, les constituants ont vicié le régime en donnant la possibilité à un homme de personnifier les droits et la volonté du peuple (selon le rapport fait par Tocqueville). Nul ne saura jamais si, bien que la pratique du pouvoir eût été différence avec Cavaignac ou Lamartine, le régime aurait pu fonctionner sur le long terme, tant l’écart semblait abyssal entre la légitimité du président, issu de son mode d’élection, et sa capacité à agir, dans la pratique. Quoi qu’il en soit, l’échec fut tellement retentissant, qu’il faudra attendre 1962 pour que ne soit rétabli le suffrage universel direct du chef de l’État, non sans difficulté.
Maxime Michelet démontre que les évolutions du régime républicain ont contribué à provoquer la crise de 1851, mais que rien n’était écrit à l’avance. C’est vraiment passionnant à lire, car cela bouscule l’idée que nous avons généralement de ce régime, l’idée d’une sorte d’inéluctabilité du basculement vers l’empire. Or, l’auteur semble penser qu’il n’y a aucune raison d’affirmer, avec certitude, que Louis-Napoléon souhaitait renverser la République dès 1848. En effet, il prête serment à la Constitution, contre l’avis de ses proches conseillers. En outre, il ne faut pas voir que « pur cynisme dans toutes les déclarations d’un chef d’État qui jure la main sur le cœur de respecter des institutions dont il souhaiterait en réalité le renversement brutal ».
Les raisons de l’échec sont nombreuses, et parfaitement exposées et détaillées dans l’ouvrage : l’enfermement progressif du chef de l’État dans le jeu des équilibres partisans, l’exigence de la part du président que ses ministres soient de plus en plus effacés (Victor Hugo : « Les ministres actuels sont des carreaux de vitres. On voit le président au travers »), la suppression du suffrage universel par l’Assemblée le 31 mai 1850, et le rejet par celle-ci de le rétablir lorsque le président le proposera en 1851, jusqu’à la grande crise de janvier 1851.
Finalement, « plus les semaines de 1851 s’écoulent et plus l’horizon de la révision constitutionnelle approche, amplifiant le besoin pressant d’une réconciliation entre les pouvoirs avant l’ouverture de cette discussion cruciale sur la réforme des institutions ». Mais, comme l’écrit l’historien, la « vertigineuse majorité qualifiée des trois quarts » exigée pour réviser la constitution semble inatteignable. Une page, la 270ème du nom, constitue un exemple remarquable du travail de l’historien : expliquer, en des termes clairs pour un contemporain mais sans décontextualiser l’époque, le désordre et l’extrême difficulté de maintenir l’ordre public et constitutionnel qu’eût été le mai 1852, sans le coup de force de décembre 1851, en l’absence de possible réélection du président de l’époque. C’est remarquablement expliqué dans cette page.
Les derniers jours de la République sont relatés avec la même précision et le même souci de bien contextualiser les évènements, sans ne jamais prendre parti pour un camp ou pour l’autre, sans ne jamais faire peser la responsabilité de son échec uniquement sur le Président ou sur l’Assemblée. L’étonnement, ce 2 décembre 1851, est faible, tant l’acte était prévisible. L’impopularité de l’Assemblée explique l’indifférence généralisée de la population, et l’absence de soulèvement du peuple parisien, à la grande déception des députés de la Montagne.
En conclusion, beaucoup d’encre a coulé pour écrire le destin chaotique de l’oncle Napoléon Bonaparte, beaucoup moins s’agissant de celui, non moins passionnant, du neveu, Louis-Napoléon Bonaparte, mais suffisamment pour noircir son nom et sa légende de nombreux maux qui affecteront la France. Par son travail sérieux, pertinent et tendant vers l’objectif, Maxime Michelet ne prétend pas déresponsabiliser Napoléon III de l’échec de la Deuxième République : il rétablit simplement la part de responsabilité qui lui incombe. Ce n’est ni l’œuvre d’un avocat, ni celle d’un procureur, mais l’œuvre d’un historien, qui sait la valeur de l’histoire, qui sut transmettre, dans son ouvrage, l’idée selon laquelle, en 1848, tout était à inventer. Pour ses défauts, comme pour ses qualités, Louis-Napoléon Bonaparte sut inventer, et, malgré un siècle d’écart, sut pérenniser la nécessité d’un Président pour la stabilité et le maintien du régime république. En ce sens, il n’est pas seulement le premier Président de la République, il est le premier président de la Cinquième République.
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