Dans la tradition épistolaire de la littérature française, Michel Onfray et Eric Naulleau ont co-écrit cet ouvrage, La gauche réfractaire, dans lequel, par toute une série de lettres échangées, ils essaient de confronter leur vision personnelle de la gauche et leur perception de son histoire, de la situer sur l’échiquier politique tel qu’il se dessine aujourd’hui, et d’envisager son avenir politique.
L’ouvrage est intéressant en ce qu’il permet aux deux hommes, sans les raccourcis et le temps limité qui sont inhérents aux débats télévisés, d’exposer en toute transparence leur vision de la gauche, et de mieux comprendre ainsi leurs différents positionnements politiques ainsi que leurs évolutions. Michel Onfray écrit ainsi que la nature de son engagement politique est « libertaire, donc de gauche ». C’est une construction empirique et pragmatique qui emprunte au Discours de la servitude volontaire de La Boétie, à l’œuvre complète de Proudhon, aux textes politiques de Camus, à la Ferme des animaux d’Orwell ». De son côté, Eric Naulleau affirme qu’il est de gauche, qu’il a toujours été de gauche, et qu’il sera toujours de gauche mais qu’il ne se reconnait pas « dans les cinquante nuances de rouge aujourd’hui disponibles en plusieurs tailles sur le marché des idées ».
Passionné de politique, je suis toujours curieux de mieux connaître tous les courants de pensée de notre pays. Par cet ouvrage, l’on découvre une gauche qui prend ses distances avec la gauche ayant été au pouvoir depuis les années 80 : « l’origine de mon malaise coïncide avec le divorce entre la gauche et les classes populaires » durant le premier septennat de François Mitterrand, écrit Eric Naulleau, « le fameux tournant de la rigueur ». En cela, les deux hommes sont absolument d’accord.
Sur l’idéal politique qu’ils visent, le livre contribue cependant à mettre en lumière une nuance passionnante. Eric Naulleau affirme qu’il sera toujours de gauche, mais d’une gauche qui ne cesse jamais d’être antitotalitaire, et qui ne montre aucune complaisance à l’endroit des dictatures. Il place le social au-dessus de tout, condamnant à ce titre l’instrumentalisation de SOS racisme , « qui aboutirait un jour à ce que le laboratoire d’idées de gauche Terra Nova prône une manière de grand remplacement électoral en substituant un agrégat urbain et progressiste à la classe ouvrière ». Là où Michel Onfray diffère de cet idéal, c’est qu’il sanctuarise, pour sa part, la morale : « ma gauche est d’abord éthique, je fais passer la morale avant les idées de gauche et de droite ».
Cependant, les deux se retrouvent sur un modèle, dont la découverte semble avoir été, pour les deux, un choc, Victor Hugo :
Selon Michel Onfray, Victor Hugo « écrit contre le capitalisme anglais, contre le libéralisme qui paupérise, contre la grandeur de l’état qui entraîne la misère du peuple et la souffrance de l’individu c’est le règne de l’égoïsme ; il écrit également contre le communisme dont la répartition tue la production et le partage détruit l’émulation, c’est-à-dire la travail ».
Quant à Eric Naulleau : « je serai toujours du côté de ceux qui méritent une vie plutôt qu’une survie, la possibilité de se construire en individus autonomes, la pleine chaleur plutôt que le petit feu de l’existence, la grande lumière plutôt que le ciel bas du quotidien subi. Je me réclame en cela de Victor Hugo ».
En réalité, les nuances sont très légères entre les deux penseurs. Dans une de ses lettres, Michel Onfray écrit que sa gauche est tragique, tandis que celle de Eric Naulleau est optimiste. La formule est prometteuse, mais assez décevante en pratique, puisque le lecteur ne comprend pas très bien la portée pratique et idéologique de cette différence. L’échange des lettres montre une grande contingence idéologique : un refus du libéralisme sous son aspect de la dérégulation financière, la crainte de la montée du progressisme « wokiste » qui aurait pour objectif principal la destruction de la république et de la nation afin de remplacer le sentiment d’unité par celui d’appartenance à une communauté tribale, la volonté de défendre jusqu’au bout l’universalisme contre les particularismes. Selon Eric Naulleau, « le progressisme, entendu dans son acceptation contemporaine d’extension infinie des droits individuels, n’est rien d’autre que l’application dans le domaine sociétal des logiques du libéralisme dans le domaine économique ».
Ce qui m’a également gêné, dans cet ouvrage, est l’absence de définition concrète des termes employés, et l’absence d’un modèle de société proposé par cette gauche réfractaire pour les années à venir. En particulier, la position des deux auteurs de cet essai sur le libéralisme n’est pas claire. Qu’est-ce que le libéralisme pour eux ? Dans quelle mesure ce modèle de société et ce modèle économique les dérange ? Quelle dose de libéralisme proposent-ils d’intégrer dans une société gouvernée par la gauche libertaire ? Le lecteur termine la lecture de l’ouvrage sans réponse claire à toutes ces questions.
Pour conclure, je dirais que c’est un ouvrage intéressant pour qui s’intéresse à la politique et à ses différents courants idéologiques. J’avais beaucoup aimé Les gauches françaises écrite par Jacques Julliard, dans laquelle il décrit justement les différentes branches de la gauche. De plus, la forme épistolaire rend la lecture fluide et agréable, et donne à l’ouvrage un véritable intérêt littéraire. Néanmoins, je regrette que les désaccords entre les deux hommes soient si peu abordés et développés. Si les deux auteurs avaient plus expliqué leurs véritables différences, sans doute cela aurait-il permis au lecteur que je suis de comprendre davantage la mise en œuvre du projet de société proposé par leur courant de pensée. Le risque majeur de ce genre d’ouvrages est de se limiter à une critique de la gauche ayant gouverné sans nourrir leur pensée des contraintes et des vicissitudes de l’action politique.
Comments