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  • Mémo'art d'Adrien

Soleil, de Emma Carenini



PREMIÈRE PARTIE : ANALYSE DE L’OUVRAGE



Le soleil semble une évidence. Inlassablement, il se lève chaque matin, pour se coucher le soir, après avoir ainsi veillé sur nous tout au long de la journée. Il fait partie de nous, il nous éclaire et nous aveugle. Il est un acteur indissociable de l’humanité. Intemporel, et universel. Et pourtant, peu de travaux lui furent consacrés, en dehors des ouvrages scientifiques et astrologiques, naturellement. Que ce soit en philosophie, en politique, en histoire ou en étude des mœurs, peu d’œuvres se concentrent sur le rôle du soleil à travers les âges.


Emma Carenini remédie à cette lacune avec cet essai remarquablement écrit et parfaitement dynamique. À l’image de la Terre, l’ouvrage tourne autour du soleil tout au long de ses pages, et n’omet aucun de ses contours : à la fois son rôle philosophique, civilisationnel, politique, architectural, mais aussi en matière de santé. Rien n’est laissé de côté, et c’est tant mieux, car cela donne naissance à un livre lumineux, ensoleillé, à l’image de sa couverture, très agréable à lire, de par la diversité des références convoquées, mythologiques, ésotériques, scientifiques, littéraires, etc.


Le soleil, contrairement à la nuit, favorise une perception élargie des choses, de par la luminosité qu’il offre : « au soleil, la perception s’étend sur un champ de phénomènes continus ; elle est augmentée d’une lumière qui s’étend bien au-delà des limites du corps, et nous permet d’apercevoir des liens auparavant insoupçonnés ».


Parmi les nombreux rôles que joua le soleil dans l’histoire de l’humanité, figure sa contribution à la naissance de la philosophie occidentale. Emma Carenini rapporte à ce titre que Paul Valéry évoque une dette de la philosophie occidentale envers la lumière de la Méditerranée. L’autrice écrit que « c’est pourquoi la Méditerranée, plus que d’autres régions moins ensoleillées, a pu donner naissance à un moi universel, ce moi de la philosophie qui ne pense pas au nom de l’individu singulier, mais au nom d’un « je » anonyme, celui de l’humanité. Le lien noué entre la philosophie occidentale et la lumière est ancestral. Nietzsche a évoqué l’impression solaire que lui faisait la lecture des philosophes de la Grèce antique ». Plus précisément, c’est parce que le soleil permet de voir le monde, de faire coïncider notre regard et les choses, que « la lumière du soleil a toute sa place dans le système des causes politiques, morales, naturelles et économiques qui forment un ordre cohérent d’explication des grandes civilisations ».


Cette dépendance vis-à-vis du soleil explique, aux yeux de la philosophie, la prospérité de ce que l’on a nommé les « grandes » civilisations. D’ailleurs, elle rappelle que « ce qui a fait le succès des civilisations solaires était moins leur situation géographique que leur capacité collective à tirer profit de l’énergie solaire ». Mais, « grâce au développement de nouvelles techniques agricoles, grâce à la circulation généralisée des denrées alimentaires, à la lumière artificielle et aux énergies fossiles, la prospérité s’est affranchie progressivement du climat et de la bonne saison ».


Ainsi, ce rôle essentiel du soleil dans l’évolution de l’humanité se trouve consacré dans les plus grands mythes maintes et maintes fois adaptés et réinterprétés. De l’épopée de Gilgamesh et des cultes solaires aux religions, rituels et spiritualités, l’ouvrage démontre que le soleil a joué le rôle de « clé de voûte de l’ordre du monde, d’outil de légitimation politique, de facteur d’unité sociale, voire d’avant-courrier du monothéisme ».


Malgré l’apparition de la philosophie grecque et de tout un ensemble de grands penseurs dans le 1er millénaire avant Jésus-Christ qui prirent de la distance par rapport aux pensées et aux savoirs traditionnels ( Zarathoustra en Perse, Héraclite, Parménide ou Socrate en Grèce, Bouddha en Inde, Confucius et Lao Tseu en Chine), le soleil reste empreint d’un puissant pouvoir d’attraction. Il est ainsi utilisé, comme le rapporte l’autrice, en Égypte ou à Rome comme symbole d’unification et de légitimation du pouvoir sur de grandes étendues géographiques ou en opposition à d’anciennes formes de religions : « ce qu’Aurélien voulait faire avec le culte du soleil, c’était trouver un dieu qui puisse réunir tous les sujets de l’empire, au-dessus de leurs dieux nationaux ou personnels, mais sans les exclure » (p. 52).


L’ouvrage est par ailleurs fort passionnant en ce qu’il démontre l’omniprésence du soleil et de la lumière dans toutes les représentations de l’utopie ou d’un monde idyllique, que ce soit en littérature ou dans d’autres formats artistiques. Ainsi, la lumière du soleil est, selon l’autrice, « une condition indispensable de toute vie sociale heureuse ». Cette « climatologie de l’utopie » ne saurait cependant se dissocier d’un danger potentiel, celui d’une « conception du monde selon laquelle les peuples étaient classés en fonction de leur proximité au soleil ».


Après avoir ainsi démontré le rôle philosophique, spirituel et politique du soleil, l’essai de Emma Carenini se démarque parce qu’il aborde un tout autre sujet, celui du poids du soleil dans le quotidien des êtres humains au fil des siècles, sans ne jamais diminuer, en dépit des évolutions technologiques. Ainsi, le soleil, parce qu’il donnait l’heure, parce qu’il rythmait la vie de tous les jours, était « au centre des représentations des paysans du Moyen Âge ». Je vous laisse, sur ce sujet, découvrir les anecdotes et histoires fascinantes qui survinrent au sujet des cloches de travail dans l’histoire. Ce passage m’a profondément marqué, et je pense qu’il marquera également ceux qui ont l’habitude de me suivre.


Cependant, l’ouvrage n’est pas uniquement consacré au zénith du soleil. De très intéressantes pages détaillent également sa perte de prestige et de rareté, paradoxalement au moment où l’héliocentrisme se substitue au géocentrisme, lorsque l’homme, découvrant qu’il y a plusieurs soleil, se trouva perdu dans ce nouvel infini : c’est le passage de l’intuition à l’observation et à l’expérimentation : « le Soleil se sécularise, car l’univers n’est plus un ordre divin, mais un ordre géométrique, et la géométrisation de l’univers signifie l’éclatement des sphères célestes et de la conception hiérarchique de l’univers ».


Enfin, ce qui m’a intéressé dans cet essai est la profonde diversité des angles d’analyse du soleil, puisque l’autrice aborde même le soleil en tant qu’objet de luxe : « tout le luxe reposera sur la capacité des hommes à se saisir des rayons du soleil pour les transformer et les plier aux besoins et au confort ». La place du soleil dans la construction des maisons est également étudiée, de l’époque romaine à nos jours, ainsi que les liens distendus et passionnants entre le soleil et la santé : « le soleil allait ainsi être l’élément central d’une nouvelle médication naturelle en plein essor, celle de la médecine naturiste ».


En conclusion de cette première partie de mon article, je vous encourage et vous recommande très vivement la lecture de cet ouvrage original, passionnant, dynamique et cohérent. Il est sans cesse surprenant, jamais ennuyant, et vous propose une éloge du Midi, en temps qu’espace géographique, moment de la journée et en tant qu’aptitude à se détacher des agitations du monde, le soleil étant « une incitation au juste milieu, à la modération, voire à ce qu’Aristote appelait la prudence, la capacité à faire un juste usage de sa raison pour choisir le meilleur »..


L’histoire, la philosophie, l’architecture, la science, la géographie, démontrent qu’il y a « presque autant de soleils que de sociétés, voire d’individus ; chacun y projette ses propres passions, ses propres doutes, ses angoisses comme ses rêves ».


SECONDE PARTIE : ENTRETIEN AVEC EMMA CARENINI


La seconde partie de cet article est la retranscription d’un entretien que j’ai eu avec l’autrice de l’ouvrage, qui a très aimablement accepté de répondre à mes différentes questions, de revenir sur certains points de son essai et d’en approfondir certains. Par ce court préambule, je lui adresse mes remerciements sincères.


Mémo’art d’Adrien : Qu’est-ce qui, dans la nature et les caractéristiques du soleil, explique qu’il ait tant contribué à la naissance et au développement de la philosophie occidentale ?


Emma Carenini : C’est une thèse que je prends à Paul Valéry dans Variété. Il pose une question très simple : « Demandez-vous comment put naître une pensée philosophique ». Selon lui, la philosophie, la pensée, n’est pas quelque chose d’abstrait. A cette question, il est impossible de répondre autrement qu’en se transportant au bord d’une mer éclairée. La pensée a certaines conditions physiques. Elle aurait « poussé » dans un environnement très ensoleillé, comme sur les bords de la méditerranée en Grèce, en Égypte ou ailleurs. La lumière du soleil est d’abord ce qui permet de voir les choses du monde ; c’est la condition du visible. Or le visible est le support de toute connaissance. C’est Aristote qui le rappelait au début de La Métaphysique : le sens du corps le plus important est la vue car regarder les choses c’est voir la multiplicité des couleurs et des petites différences, c’est distinguer les « formes » et donc déjà commencer de connaître les choses. Cette lumière permet en retour le développement de techniques pour la connaissance du monde : la mesure du temps ou la géométrie, par exemple.


Mémo’art d’Adrien : A votre avis, est-ce que le soleil favorise un courant philosophique davantage qu’un autre ?


Emma Carenini : C’est une question très intéressante, qui doit pouvoir recevoir plusieurs interprétations. On pourrait raisonner à partir de l’objet même qu’est le soleil : c’est un astre, au-dessus de nos têtes, une boule de lumière énorme. Sa position induit nécessairement un rapport vertical qui a probablement poussé les hommes à le constituer comme un objet transcendant, c’est-à-dire un objet qui ne serait pas de ce monde et qui n’obéirait pas aux mêmes lois. Le soleil pourrait inviter à une philosophie idéaliste qui pense que ce monde ne se réduit pas à sa dimension purement matérielle, que les choses peuvent être renvoyées à des idées spirituelles. Le soleil est d’ailleurs très présent dans la philosophie platonicienne ; dans la fameuse allégorie de la caverne, il représente l’idée du Bien suprême. Les choses du monde sensible et périssable participent de cette Idée comme la lumière se répand partout.


Mémo’art d’Adrien : J’ai été particulièrement intéressé par la partie expliquant le symbole d’unification et de légitimation du pouvoir que fut le soleil. Le soleil était-il ainsi nécessaire aux grands empires pour s’étendre sur de vastes territoires, en unifiant ses sujets ? Peut-on le comparer à des symboles contemporains d’unification des peuples et de légitimation du pouvoir ?


Emma Carenini : Le soleil n’est pas qu’un objet de la nature. Le soleil a été constitué à travers les âges comme quelque chose de désirable. C’est ce qu’on appelle en philosophie une valeur. Entre autres, on peut dire que le soleil a eu une valeur politique, au sens où il a souvent servi de facteur d’unité des communautés humaines, à la fois du point de vue des gouvernements et des systèmes religieux. C’est par exemple le cas du Pharaon Akhenaton qui crée la première religion monothéiste que nous connaissons en transformant un dieu local, Aton, en dieu unique et suprême ; le choix du soleil n’avait ici rien d’arbitraire : il était parfait pour incarner un pouvoir autocratique. En outre, il présentait l’avantage décisif d’être commun à tous et incontestable. Chacun le connaissait, chacun pouvait profiter de ses bienfaits. Dès lors, il s’agissait de l’incarnation parfaite pour une religion censée devenir celle de toute la société. Mais le culte d’Aton était aussi un culte intellectuel et abstrait, à la théologie raffinée et très éloigné des croyances populaires liées à l’ancienne représentation du dieu Râ, incarné très figurativement dans un homme à tête de faucon.


De même, dans l’Empire romain tardif, l’empereur Aurélien utilise un culte solaire, le culte du Sol invictus, Soleil invaincu, pour unir sous une même entité les populations dispersées dans un empire dont le territoire est trop étendu. Le soleil apparaît alors comme le principe capable de remédier à ce problème de légitimité du pouvoir et à la division de l’empire. La légitimité est d’abord un processus de reconnaissance ; il faut des gens pour la reconnaitre. Le soleil est une réalité dans laquelle tous vont se reconnaître ou du moins vont reconnaître une forme de fonds commun. Le soleil a donc cette valeur d’unité, capable de subsumer sous lui des ensembles divers et de surmonter la différence. Cette force d’unité lui vient de son caractère à la fois concret et abstrait. Concret car le soleil, tout le monde le connaît, tout le monde en profite, tout le monde a conscience de son rôle vital fondamental ; en lui, se rejoignent tous les points de vue sur l’idée d’une origine commune, d’une condition universelle d’existence. Le soleil est le principe de la communauté par excellence. Mais c’est aussi à chaque fois son caractère abstrait qui séduit : ce n’est pas un objet anthropomorphique ; il peut donc symboliser la transcendance et la toute-puissance sans froisser les croyances locales. Les élites en avaient bien vu le potentiel d’unification universaliste. Il doit y avoir des symboles similaires par la suite, mais j’avoue ne pas être tombée sur un symbole aussi efficace.


Mémo’art d’Adrien : Votre ouvrage aborde la question d’un classement de civilisations en fonction de leur rapport au soleil. Mais, selon vous, qu’est-ce qu’une grande civilisation ? Comment peut-on la définir ? Les récentes recherches historiques tendent par exemple à démontrer que la civilisation celte, moins exposée au soleil, a également eu un poids fondamental dans l’histoire. Est-ce réellement le soleil qui facilite l’émergence d’une civilisation plus rayonnante, plus civilisée, plus juste, ou alors est-ce l’image positive du soleil qui explique qu’une civilisation exposée au soleil bénéficie d’une meilleure réputation ? Le soleil ne favorise-t-il pas d’ailleurs l’écrit plutôt que l’oral et ne facilite-t-il pas ainsi la conservation des traces d’une civilisation ?


Emma Carenini : Cette réflexion s’inscrit dans la période pré-industrielle, c’est-à-dire à un moment où le mode de production des sociétés reposait en grande partie sur l’agriculture. Je pars d’un simple constat : pendant longtemps, le foyer des grandes civilisations était situé dans les régions bien ensoleillées comme au Moyen-Orient ou autour de la Méditerranée : l’Égypte antique, la Grèce et la Rome antique, la Perse etc. Avec la révolution industrielle et technique, ces centres économiques et politiques ont migré peu à peu dans des pays au climat moins clément qui étaient auparavant moins peuplés et moins riches en denrées alimentaires qu’en minéraux. Cela paraît tout à fait logique : les sociétés se sont progressivement affranchies du climat dans leur mode de production.


Quand le poète Ovide est exilé dans l’actuelle Roumanie, il se plaint à longueur de poèmes du froid et de la « barbarie » de ces habitants qui vivent sous terre et ont des barbes hirsutes. Dans l’esprit des Romains, il y avait une ligne de partage très claire entre les contrées « civilisées » du sud et les contrées barbares du nord. Et j’analyse ici leurs représentations ; je ne conclus pas une vérité générale et scientifique.

Je parle ici de « civilisation » alors que c’est un concept très controversé aujourd’hui. Norbert Elias rappelait qu’au XIXe siècle, la notion avait fini par désigner une forme de marqueur du sentiment de supériorité culturelle de certains peuples ; c’était un concept profondément ethnocentriste utilisé par les pays occidentaux pour asseoir leur supériorité sur le reste du monde. Dans l’esprit de Romains comme Ovide, il est évident que l’ensoleillement fait partie des conditions nécessaires d’un pays civilisé. C’est ce sens premier de « civilisation » qu’on retrouve très bien sous leur plume. Mais je prends le concept dans un sens bien plus large : par civilisation, j’entends un état de la société permis par un ensemble de conditions techniques qui lui assurent un niveau de sophistication suffisant pour ne pas simplement satisfaire ses besoins mais pouvoir viser un certain bien-être.


Autrement dit, la civilisation ce n’est pas simplement un état de la société qui permet le vivre, mais le bien vivre. Or, au-delà des préjugés ethnocentristes des Romains ou des Grecs, il y avait de fait un lien inextricable entre la maîtrise technique de l’ensoleillement, des récoltes abondantes et la stabilité politique. Il n’y a qu’à voir les troubles causés par les famines, elles-mêmes issues d’intempéries diverses. Dans de telles sociétés agricoles, l’ensoleillement est un facteur déterminant de stabilité sociale et politique qui permet d’assurer ses besoins et bien plus. Dans le Prométhée enchaîné d’Eschyle, Prométhée souligne ici les effets vertueux de l’acquisition de la technique par l’humanité. La technique a permis à l’humanité de passer d’un stade primitif, nomade et souterrain (« cachés sous la terre etc. ») à un stade caractérisé comme véritablement humain parce que fondé sur une double maîtrise cognitive et pratique de la nature ; cognitive car les hommes apprennent alors à connaître les saisons et les astres ; pratique car ils maîtrisaient alors l’architecture et l’agriculture.


Mais ce qui est intéressant dans cette version du mythe, c’est qu’Eschyle ne décrit pas simplement le passage d’un stade pré-technique à un stade technique, il décrit aussi, implicitement, le passage d’un certain mode de vie à un autre, d’une certaine texture de l’existence à une autre, c’est-à-dire d’une vie souterraine et obscure à une vie lumineuse, au grand air, au soleil. L’architecture est ici un savoir-faire pour capter les rayons du soleil et bénéficier de ses bienfaits tout en assurant l’intégrité de l’habitat et la sécurité de ses habitants. Même si elle n’est pas une cause directe de ce progrès, cette maîtrise de la lumière semble ici un effet indéniable de ce changement anthropologique, comme si le progrès de l’humanité vers sa finalité interne de civilisation s’accompagnait nécessairement d’un progrès vers la lumière naturelle ou plutôt, comme si la maîtrise et la domestication technique de la lumière naturelle (ici par l’architecture) était un symptôme, un signe du progrès civilisationnel de l’humanité. J’ai essayé d’explorer cette intuition.


Mémo’art d’Adrien : Comment expliqueriez-vous, alors que « le soleil est une incitation au juste milieu, à la modération », que, de nos jours, les sociétés résidant autour des régions davantage exposées au soleil ne bénéficient plus de cette image modérée, à l’inverse de sociétés moins exposées au soleil comme les États scandinaves, réputés modérés et consensuels, peut-être à tort ?


Emma Carenini : En fait, j’essaye de montrer que l’ensoleillement a longtemps été considéré comme une sorte de mètre sur lequel il fallait savoir se placer. Le soleil peut être sain et assassin. La géographie a longtemps été considérée de ce point de vue ; c’est pourquoi la théorie des climats a eu la peau dure jusqu’au 18e siècle.


Mémo’art d’Adrien : Au fond, votre ouvrage vante les vertus des hommes, anciens ou actuels, « à se saisir des rayons du soleil pour les transformer », de « maîtriser l’ensoleillement quand il était là, de le faire venir quand il n’était pas là « en somme, à s’adapter à son environnement. Selon vous, l’absence de soleil proéminent pouvait-elle conduire l’homme à s’adapter aux autres éléments de la nature ? Voyez-vous des vertus et une pensée propres à l’eau, au vent ou à la terre ?


Emma Carenini : C’est une bonne question. Peut-on vivre sans soleil ? Y-a-t-il une hiérarchie entre les éléments du point de vue de la satisfaction de nos besoins. L’eau paraît aussi importante que le soleil. Pourrait-il y avoir une pensée de la terre ou du vent ? Très certainement, et cela serait très intéressant d’en analyser les conditions de possibilité et les modalités.


Mémo’art d’Adrien : J’ai adoré votre explication très claire et bienvenue de l’allégorie de la caverne. Est-ce que cette allégorie ne permet pas également de penser que le soleil est aussi une illusion ? Si, oui, selon vous, qu’est-ce que cela pourrait impliquer, philosophiquement et ontologiquement ?


Emma Carenini : Cette question est intéressante. On pourrait se poser cette question aussi parce qu’il est impossible de regarder directement le soleil. « Le soleil ni la mort ne peuvent se regarder en face » disait La Rochefoucauld. Si donc il est impossible de le regarder vraiment, si l’on doit toujours passer par des intermédiaires, on peut aussi jeter le soupçon sur son existence. Elle me fait penser à un développement de Spinoza dans l’Éthique. Dans un passage fameux, il cherche à montrer que le premier genre de connaissance est l’imagination ; c’est-à-dire un rapport immédiat de notre corps à la nature. C’est selon lui un rapport inadéquat car il ne donne pas à comprendre la nature mais seulement la manière dont notre corps est affecté par les objets extérieurs. Nos représentations des corps extérieurs sont imaginaires au sens où elles expriment davantage la façon d’être de notre corps que l’essence véritable des corps extérieurs. Et là, Spinoza prend l’exemple du Soleil. Lorsque nous regardons le soleil, cette petite boule jaune dans le ciel au-dessus de nos têtes, cette idée nous renseigne moins sur ce qu’est ce corps céleste qu’est le soleil que sur la façon dont notre corps est affecté, c’est-à-dire sur l’effet causé en lui. Lorsqu’on regarde le soleil pendant un millième de seconde et qu’on détourne le regard, il ne reste dans l’œil qu’une trace imprimée sur la rétine. Lorsqu’on regarde le soleil, ce n’est jamais lui que nous voyons, mais son image ou les effets de ses rayons lumineux sur nous. De l’idée du soleil, nous ne percevons donc qu’une partie, c’est-à-dire ce qu’il nous fait, l’affection de notre corps. C’est donc une idée partielle. En utilisant cet exemple, Spinoza montre que l’idée du soleil n’est qu’une idée imaginative, c’est-à-dire une idée tronquée, l’idée d’un effet sans sa cause. Avant les outils techniques pour l’observer, le soleil n’a été que cette idée imaginative. Finalement, le soleil pourrait-il n’être qu’une illusion d’optique ?

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