« When you have to shoot, shoot, don’t talk ».
La phrase, prononcée par Tuco dans le célèbre film de Sergio Leone, Le Bon, la Brute et le Truand, introduit l’ouvrage de Vincent Bernard consacré à La guerre de sécession, qu’il sous-titre « La grande guerre américaine ». La citation est parfaitement choisie, tant elle illustre, au-delà du personnage de Tuco, l’état d’esprit qui prédominait lors de cette guerre.
L’objectif de Vincent Bernard est de déconstruire l’image très souvent simplificatrice qui est donnée de cette guerre : un déséquilibre total au profit du Nord, un conflit simple entre les deux capitales, Richmond et Washington, et une ligne de partage géographique et idéologique claire entre esclavagisme et abolitionnisme. Pour y parvenir, l’historien use principalement la dimension militaire, en introduisant le cas échéant des thématiques transversales.
Ainsi, l’auteur se pose les questions suivantes : « Comment expliquer, dans un schéma aussi simple, que la guerre ait pu se prolonger quatre ans ? Comment expliquer qu’une simple élite esclavagiste rebelle intéressée ait pu organiser et faire fonctionner pendant toute cette période une administration exerçant toutes les prérogatives régaliennes d’un Etat souverain sur des millions d’habitants répartis sur des millions de kilomètres carrés, instaurant notamment la toute première forme de conscription universelle de l’histoire américaine ? » (p. 14).
UNE GUERRE UNIQUE
L’ouvrage démontre qu’il s’agit d’une guerre unique en ce qu’elle constitue à la fois pour le peuple étasunien, au-delà de ses aspects moraux, une expérience de victoire, de défaite, ou de libération, selon le point de vue, et à tous égards un bouleversement politique, économique et social d’une ampleur sans précédent.
Avec près de 5OO morts par jour pendant 1500 jours, dans les hôpitaux ou sur les champs de bataille, il s’agit « du premier grand conflit contemporain, puisant dans toutes les ressources d’une modernité industrielle naissante, impliquant et mobilisant à un titre ou à un autre toutes les forces vives de la jeune société américaine ».
C’est une guerre qui annonce les sacrifices, les hécatombes et les impasses des futures guerres mondiales en Europe, tout en introduisant une forte dimension d’idéologie politique. Les conséquences sont d’ailleurs bouleversantes, au-delà de l’enjeu de l’esclavage, car l’appauvrissement du Sud qui en résulte est un renversement spectaculaire de l’histoire des Etats-Unis.
L’ESCLAVAGISME : UN RÔLE CENTRAL
Le livre montre que la guerre n’est que l’aboutissement de plusieurs décennies de crises où la question de l’esclavage est centrale. En effet, la guerre civile est en grande partie justifiée par la volonté de « préserver par l’indépendance son modèle de société ». Pourtant, loin de toute simplification, il cite l’historien Marc Ross, rappelant que « Le Nord était directement et indirectement impliqué dans l’esclavagisme et l’économie esclavagiste ». Vincent Bernard précise d’ailleurs que, même libres, le Nord est loin d’être un havre de paix pour les esclaves en fuite.
D’ailleurs, la guerre aura certes permis d’abolir l’esclavage sur le territoire étasunien, mais l’ouvrage raconte de manière très pertinente l’échec de l’après-guerre, de la reconstruction, avec un siècle de ségrégation : « égaux mais séparés ».
L’auteur décrit bien comment s’opère, au cours de ces années, un glissement vers une guerre aux accents abolitionnistes. Sur ce sujet, les Afro-américains vont peu à peu affirmer leur rôle actif dans le conflit, bien que méprisés dans le Nord et contraints dans le Sud.
Chose étonnante, vers la fin de la guerre, le Sud est tellement aux abois qu’il songe à briser un tabou jusqu’alors inenvisageable : faire porter les armes aux esclaves et les intégrer dans l’armée. Finalement, les dirigeants confédérés feront tout pour éviter une telle alternative. Mais on voit bien que le débat existe et que l’abolition semble irrémédiable.
LA GUERRE DE SECESSION AURAIT-ELLE PU NE PAS AVOIR LIEU ?
Mémoires de Régis de Trobriand : « Si les Etats-Unis avaient eu en 1860 une armée régulière de 150000 hommes, la rébellion n’eût probablement pas duré six mois ».
En effet, ce qui explique que la guerre se soit déclenchée vers un conflit long et sanglant, c’est aussi la jeunesse de la nation américaine, et l’absence d’armée digne de ce nom au début des années 1860. Comme l’explique l’ouvrage, le Sud fut pendant longtemps économiquement et démographiquement supérieur au Nord.
Or, « en 1861, à l’aube du conflit armé et au terme d’une grande décennie de lutte d’influence pour le contrôle des institutions et des orientations du pays, les équilibres ont irrémédiablement basculé en faveur des Etats libres ».
Vincent Bernard démontre que tout le monde n’accepte pas l’élection de Lincoln en 1860, bien qu’elle soit parfaitement légale, avec la menace d’une Confédération sudiste, une sorte de « not my president » avant l’heure. La décision de sécession est, comme le rappelle l’ouvrage, entérinée par un référendum populaire, avec près de 75% de votes favorables dans certains Etats.
Mais, pendant que les Etats du Sud « semblent tomber comme des dominos dans la logique de rupture, au Congrès de Washington, les couloirs ne cessent de bruisser des tentatives de compromis échafaudées pour tenter de maintenir l’Union ». Pis encore, « on affecte encore de voir le mouvement sécessionniste comme un feu de paille, une provocation ».
A ce stade de la guerre, Lincoln, nouvellement élu, a un esprit de compromis, ne souhaitant pas interférer avec l’institution de l’esclavage : « Une maison divisée contre elle-même ne peut subsister ».
Abraham Lincoln, dessiné par l'illustratrice des Mémo'art d'Adrien
Mais le 12 avril 1861 après que les rebelles aient tiré sur le drapeau fédéral, Lincoln se résout à employer la force, ou la menace de la force, pour ce qui est alors perçu au début « comme une sorte de simple opération de police à grande échelle ». Les quatre années qui suivront prouveront qu’il s’agissait de bien plus que cela.
L’IMPRÉPARATION DES PREMIERS TEMPS
L’ouvrage montre parfaitement qu’au début de la guerre, il y a beaucoup d’impréparation, peu de mobilisés, pas assez d’armes, voire des équipements sommaires, « de nombreux volontaires devant se contenter d’un assortiment hétéroclite d’armes de chasse ou de vieux mousquets à silex ».
Cet amateurisme conduit n’est pas que formel, il a d’horribles conséquences : « l’incroyable Patchwork d’uniformes dépareillés et chamarrés issus des premières vagues de mobilisations spontanée conduit à des tirs fratricides » (p. 109).
Cette impréparation se perçoit sur un autre aspect, celui de la stratégie d’ensemble, longtemps abandonnée à une stratégie à court terme : « jusqu’au début de l’année 1864, la guerre n’a fait l’objet d’aucune véritable planification globale ». Les deux camps ont d’abord agi par à-coups, jamais une offensive coordonnée sur l’ensemble des théâtres d’opération n’a été envisagée, en vertu du principe de précaution (déjà !), l’armée ne disposant d’aucune réserve stratégique générale.
Ce n’est qu’au sortir de l’hiver 1864, pour la première fois, qu’« une stratégie cohérente embrassant la quasi-totalité du théâtre de la guerre a été définie, discutée ».
UNE DIMENSION MILITAIRE DOMINANTE
L’auteur en a averti le lecteur, l’ouvrage est principalement axé autour de la dimension militaire. Les passionnés de stratégie militaires seront bien servis. Quant à ceux qui entendent peu de cette discipline, le style de l’auteur est suffisamment clair pour bien comprendre l’ensemble des opérations. Il agrémente de plus, régulièrement, son propos de cartes exposant le déroulé de la guerre.
Par exemple, l’ouvrage fournit une explication pertinente des différentes organisationnelles entre les deux armées . Dans le sud, chaque officier doit commander un nombre plus important de troupes. L’inconvénient est que le commandement est plus lourd et plus complexe, mais l’avantage est que cela permet une transmission plus rapide et une coordination plus aisée en cours de bataille.
Sur le plan naval, la supériorité du Nord sur le Sud est incontestable. L’auteur parle même de guerre navale asymétrique : « le déséquilibre structurel entre le Nord et le Sud ne laisse aucune place à la rivalité directe ». Or, les questions navales ont un « caractère crucial ».
Le livre fait également mention du Join the Cavalery, un chant sudiste de 1863 qui illustre que l’ascendant générale de la cavalerie confédérée a marqué les deux premières années de la guerre, permettant de compenser partiellement les revers subis. Puis, cet ascendant s’est épuisé au fil de la guerre.
Tous les grands acteurs de la guerre de Sécession sont présents et bien abordés par Vincent Bernard, tel que McClellan, dont le rapport quotidien « tout est calme sur le Potomac » deviendra presque proverbial, irritant plus que jamais l’opinion comme la présidence.
Il est également fait mention de Ulysses Grant, qui sera décisif dans la victoire finale du Nord, ou de Robert E. Lee, le « renard gris », dont les décisions apparaissent toujours surprenantes, risquées, faisant front, reculant peu. Il va même jusqu’à réaliser des « coups de poker » spectaculaires, notamment lorsqu’il reste avec à peine 15000 hommes et qu’il leur demande de faire du bruit pour faire croire à l'ennemi qu'ils sont beaucoup plus nombreux.
Le général Lee
Il apporte à l’armée principale sudiste « une aura d’invincibilité », notamment après sa victoire à la bataille de Chancellorsville au printemps 1863. L’un de ses plus grands tours de force sera de proposer, en mars 1862, la première loi de conscription nationale jamais édictée dans le pays. Il y voit une façon de contrebalancer l’écrasante supériorité démographique du nord. C’est une véritable révolution, qui sauve la Confédération à ce moment-là.
Son aura est telle qu’il restera longtemps dans les mémoires, dans la « Lost cause », comme celui qui, s’il avait eu les mêmes forces numériques de Grant, aurait très rapidement remporté la guerre.
Ainsi, la dimension militaire est importante car elle est l’illustration d’une époque de transition. La guerre de sécession est à la fois la première guerre moderne et la dernière guerre napoléonienne. Elle est au carrefour des deux époques, à l’instar de cette jeune nation américaine, en pleine période de transition vers une domination mondiale. Or, si le sud confédéré a perdu, « c’est aussi, sur les plans militaire, économique et politique, pour avoir conduit une guerre traditionnelle, symétrique, en position de déséquilibre ». Tout un symbole d’un Sud, attaché à un modèle traditionnel, dont il n’a pas su se défaire, et qui causera sa chute brutale, sur tous les plans.
UNE GUERRE PSYCHOLOGIQUE ET D’UNE VIOLENCE INOUÏE
Vincent Bernard parvient, dans son ouvrage, à décrire l’atmosphère et l’ambiance pleine d’anxiété qui dominait les batailles de la guerre de sécession, justifiant pleinement son sous-titre, la grande guerre : « Il faut s’imaginer une bataille de la guerre de Sécession comme le lent ballet de milliers de soldats organisés en corps d’armée, divisions, puis brigades de 1000 à 3000 hommes, d’abord étirés en colonnes interminables le long des routes ou des chemins creux ».
Ainsi, vue de haut, la bataille apparait lente, souvent même statique, et se prolonge au ralenti pendant des heures dans une atmosphère de plus en plus embrumée, les lignes se distordant et, parfois, se dissociant.
D’ailleurs, l’auteur rappelle que le corps à corps spectaculaire des films est exceptionnel. La plupart du temps l’une des armées recule au dernier moment. Il y a très peu de blessures à l’arme blanche : 922 sur des centaines de milliers de blessés. Les soldats passent leur temps à marcher et à se déplacer « sous les balles, les boulets et les obus », sans vision d’ensemble, avec des tirs à l’aveugle : « une alternance d’attente et de chaos, un maelstrom fumant de crépitements, d’explosions et de cris d’agonie des blessés ».
Ces éléments démontrent l’horrible nature de cette guerre, psychologiquement difficile, provoquant une anxiété très élevée, accentuée par la longueur de la guerre.
A l’automne 1862, la guerre change d’échelle et de nature : « les flots de sang de 1862 venaient de faire franchir à la guerre un seuil de violence et de mobilisation » préfigurant l’atrocité des conflits du XXe siècle.
Ce n’est pas tout. Le livre aborde le phénomène des prisons du Sud et du Nord, et les compare à la barbarie des futurs camps de concentration et des goulags qui ombrageront le XXe siècle de leur inhumanité : le camp, « en zone marécageuse, situé en zone marécageuse, connait du fait du froid, de la malnutrition et des épidémies, ainsi que des mauvais traitements en général, le pire mouroir de la guerre »
Mais la guerre de Sécession, c’est aussi une jeune femme tuée le premier jour dans sa cuisine par une balle perdue. Ou encore John Burns, vétéran de la guerre de 1812 de 69 ans, gagnant spontanément les premières lignes pour participer aux combats avec son fusil de chasse.
Finalement, la guerre de sécession a son destin irrémédiablement lié à la démocratie américaine. C’est l’élection de Lincoln qui provoqua la première vague de sécession. C’est la réélection de Lincoln qui acheva définitivement les espoirs de la Confédération, acculée militairement, de pouvoir mettre la pression sur l’Union.
La guerre s’achève, les Etats sont de nouveau unis mais, comme l’explique très bien l’auteur, les plaies n’ont jamais été vraiment soignées, et le destin des Etats-Unis est de toujours parvenir à maintenir un certain équilibre en dépit du déséquilibre que cette jeune nation tire de son passé douloureux.
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