Le dernier ouvrage de Eric Anceau, historien spécialiste du XIXème siècle, et auteur d’une excellente étude des élites françaises parue en 2020, répondait à un défi majeur. Le principe de laïcité est un principe fondamental lié à la construction de la nation française. Or, il est questionné et actualisé depuis quelques années, pour des raisons diverses. Il est donc sujet à de nombreuses controverses, et fera indubitablement l’objet de nombreux débats dans le cadre des futures élections présidentielles et législatives.
Dans ce contexte, il n’est jamais aisé de produire un ouvrage cohérent, juste, précis et original, d’autant plus que, comme le rappelle l’auteur, « le catalogue de la Bibliothèque nationale de France ne dénombre pas moins de 1700 titres qui lui sont consacrés ».
Pourtant, Eric Anceau y est parvenu. Il offre un travail d’une immense qualité, dans un style clair et très pédagogue. Son livre contribue à clarifier l’état de la laïcité en France, ses différentes tendances, les éléments qui la menacent, et propose des pistes de réflexion pour solutionner les différentes crises de la laïcité. En cela, c’est une œuvre qui permet d’apaiser les débats, en posant les conditions de possibilité d’un débat, et non en l’excluant. Surtout, ce qui fonde l’originalité de ce livre, c’est son approche historique. « L’immense majorité des ouvrages sur la laïcité néglige sa construction historique et en propose une vision a-historique », rappelle l’auteur. Or, la laïcité est beaucoup plus qu’une question juridique, « elle est aussi une question philosophique, sociologique, culturelle, mais aussi historique » (p. 21).
L’une des grandes difficultés, lorsque l’on songe à la laïcité, est son absence de définition précise. La loi de 1905 elle-même ne définit pas le terme. Eric Anceau propose la définition suivante : un principe (et il justifie l’emploi du terme « principe » et sa distinction d’avec une « valeur ») qui « vise à protéger l’Etat et les individus de la puissance des religions, et, inversement, à préserver les religions et les croyants des empiètements de l’Etat » (p. 12). De manière très intéressante, l’auteur mentionne l’un des termes utilisés dans la Grèce antique pour désigner le peuple, laos, un terme plus englobant qui indiquait le peuple indifférencié par une communauté de destin, pour expliquer la racine du terme de laïcité.
Pour les besoins de cet article, j’ai pu échanger avec Eric Anceau. L’échange a duré près d’une heure et il fut passionnant. La conversation téléphonique a surtout permis d’éclairer quelques passages du livre, de lui poser quelques questions complémentaires, et de confronter quelques-unes de mes interprétations avec sa vision. Je l’en remercie très vivement.
Ainsi, l’article ci-présent comprendra des citations issues de l’échange que nous avons eu. Pour des besoins de clarté et de compréhension, ses propos tirés de l’entretien seront en italique. Les citations en écriture normale sont quant à elles des extraits du livre. Après une présentation générale de l’ouvrage, je reviendrai sur quelques points particuliers ayant attiré mon attention.
PRESENTATION GENERALE
Le livre est construit à la fois de manière académique et originale, ce qui rend sa lecture agréable et fluide. La dimension chronologique de l’émergence puis de la consécration de la laïcité est bien évidemment longuement développée et constitue le cœur de l’ouvrage. Mais ce qui fait la force de cet ouvrage, c’est que cette présentation historique est précédée d’un état des lieux de la laïcité dans la France de 2022, les différentes conceptions qui existent, et les menaces actuelles : « trois phénomènes se conjuguent cependant pour saper la laïcité à la française depuis plus d’une trentaine d’années : l’individualisme qui, à des degrés divers, touche toutes les sociétés occidentales en profitant de leur sortie du mode de vie traditionnel, l’attractivité du modèle anglo-saxon, la progression de l’islam » (p. 33). L’auteur rapporte que la laïcité est critiquée aujourd’hui car elle ferait obstacle à l’épanouissement des minorités alors même qu’elle a toujours au contraire permis l’épanouissement des minorités. De cette manière, l’auteur justifie pleinement la nécessité d’une approche historique.
« La loi de 1905 est un moment de notre histoire et un moment de la laïcité mais en fin de compte la laïcité vient de beaucoup plus loin, m’a précisé M. Anceau lors de notre entretien. La laïcité est un principe politique qui nous permet de faire société. Je voulais voir comment dans l’histoire et dans les autres pays on faisait pour réussir grâce à la laïcité à vivre tous ensemble. C’est un instrument politique qui permet de mettre en application nos valeurs que sont la liberté, l’égalité et la fraternité ».
En outre, précédant et succédant à l’analyse historique, les développement sur l’islam sont d’un immense intérêt, car ils permettent de constater que l’islam donne une grande actualité à la laïcité, car il pose des questions auxquelles elle a déjà été confrontée, mais aussi des problèmes inédits.(p. 50). C’est par exemple l’occasion pour l’historien de rappeler une donnée essentielle, très peu souvent lue, selon laquelle la laïcité, en France, « s’est aussi forgée sur l’implicite, dans les mœurs, par une discipline collective séculaire, celle de la discrétion sur son appartenance religieuse dans la sphère publique, mais aussi dans la sphère civile » (p. 32). C’est également l’opportunité d’écarter un terme trop souvent employé à l’encontre de ceux qui critiquent la religion musulmane, dans une profonde incohérence avec l’histoire des relations entre religion et politique en France : « littéralement et historiquement, l’islamophobie est la peur irraisonnée et le rejet de l’islam, mais non des musulmans en tant que personnes » (p. 48).
Eric Anceau, dans son ouvrage, explique que « des musulmans et des musulmanes parviennent à retourner le message du Coran contre les fondamentalistes. C’est moins le livre sacré qui s’oppose à la laïcité que l’islam historique, vécu et interprété. Refuser de le voir et de prendre en compte la diversité de l’islam est rendre le plus grand des services à l’islamisme » (p. 252). Il démontre qu’il y a de réelles lueurs d’espoir d’un islam des Lumières, compatible avec la laïcité occidentale, tel que l’a prouvé la Constitution tunisienne de 2014, par exemple : le défi majeur des musulmans « est précisément de pouvoir et/ou de devoir penser l’islam dans la laïcité et non de penser directement la laïcité à partir de l’islam ».
Ainsi, l’historien remonte à l’antiquité pour expliquer les origines de la laïcité telle que nous la connaissons, puis revient sur toutes les époques qui ont permis de construire progressivement la laïcité à la française, tel que le conflit avec la papauté sous Philippe le Bel, ou les guerres de religion autour du XVIème siècle : « le verbe séculariser est lui-même utilisé à la fin du siècle (XVIème) pour désigner le passage de l’état religieux à l’état séculier, profane » (p. 72). L’édit de Nantes est par exemple parfaitement contextualisé et expliqué, en ce qu’il opère une distinction entre « le sujet politique, qui doit obéir à la loi du roi dans la sphère publique, et le croyant, qui se voit reconnaître l’autonomie de son for intérieur et même une liberté de culte sous conditions » (p. 79).
Henri IV, dessiné par l'illustratrice des Mémo'art d'Adrien
Louis XIV, réalisé par l'illustratrice des Mémo'art d'Adrien
La confrontation des deux France durant tout le XIXème siècle, puis la séparation progressive entre les Eglises et l’Etat, jusqu’à la loi de 1905 et ses développements, sont décrites par l’historien qui montre ainsi que la laïcité ne vient pas de nulle part en 1905, qu’elle est le fruit d’une longue histoire française, et qu’elle n’est pas non plus figée à cette date, ayant par la suite été amendée et interprétée à de nombreuses reprises. L’ouvrage est remarquable en ce sens. Les flux et reflux de la laïcité y sont décrits de façon dynamique, sans perdre le lecteur dans des détails historiques qui ne concernent pas directement la laïcité. Toute phrase de ce livre a un sens et une utilité, ce qui n’est pas toujours le cas dans certains ouvrages historiques un peu trop bavards, et c’est bienvenu.
L’ouvrage présente également les différentes conceptions de la laïcité dans le monde, par un excellent panorama qui montre « l’étendue de la laïcité à travers le monde, mais aussi la variété de ses conceptions, en fonction de l’histoire et des conjectures locales. Il en ressort à la fois que la France est loin d’être isolée, mais que sa laïcité républicaine constitue un cas original » (p. 229). Ayant particulièrement apprécié ce chapitre, j’ai interrogé l’auteur sur son opinion quant à la possibilité d’ériger une politique européenne de la laïcité, comme le souhaiteraient les défenseurs d’une Europe fédérale :
« Qu’on recherche une certaine convergence est sans doute nécessaire, au regard de la similitude des problématiques rencontrées, mais il est absolument indispensable de respecter la souveraineté des différents Etats. Les laïcités sont ancrées dans les histoires nationales. Elles sont très différentes les unes des autres et elles sont très dépendantes de l’histoire particulière des pays. D’ailleurs, la Cour européenne des droits de l’homme et la Cour de justice de l’Union européenne elles-mêmes, lorsqu’elles ont à s’exprimer sur des questions liées à la laïcité, sont très prudentes et respectent la souveraineté des Etats, jugeant qu’il s’agit d’une thématique à propos de laquelle il est préférable d’accorder une certaine marge d’appréciation souveraine aux Etats ».
Un chapitre entier est par ailleurs consacré aux « marges éclairantes » de la laïcité. Ce chapitre est passionnant, abordant la persistance d’une culture imprégnée de christianisme, la question du financement des édifices religieux, ainsi que le cas de l’Alsace-Moselle, avec le rappel de cette originalité : « Le chef de l’Etat français est le dernier au monde à proposer des évêques au pape, situation d’autant plus paradoxale que la République française possède l’un des régimes laïques les plus affirmés qui soient » (p. 201).
LA LAÏCITE A LA FRANCAISE, UNE LAÏCITE DE COMPROMIS
Malgré des siècles de lutte entre le pouvoir spirituel et le pouvoir temporel, l’ouvrage de M. Anceau démontre que la loi de 1905 est un texte de compromis, qu’incarne à merveille l’homme du juste milieu, Aristide Briand. « Deux siècles de combats républicains semblent alors s’achever par le triomphe d’une République du centre porteuse d’une conception apaisée de la laïcité » (p. 184). La raison en est, en partie, du fait que Adolphe Thiers souhaite apaiser les tensions de la Commune et la nouvelle assemblée de 1871 est royaliste et catholique. C’est aussi un calcul politique, car les anciens partisans de la séparation constatent que leur électorat de campagne est très attaché à la religion. Les années 1870 et celles qui vont suivre marquent ainsi une rupture avec les décennies précédentes. En effet, les années 1850-1860 avaient vu s’accroître fortement l’idée de séparation Eglise-Etat, voire même de disparition de l’Eglise pour certains comme Blanqui (p. 129).
« Or, pour les pères fondateurs de la troisième république, et au premier rang desquels Jules Ferry, avec la laïcisation de l’Ecole républicaine et d’autres lois qui suivent, la laïcité est acquise en 1884-1885, a précisé l’auteur durant notre échange. Jules Ferry, n’était pas favorable à l’égard de la séparation des Églises et de l’Etat. Parmi les républicains il y avait en effet des adversaires à la séparation, car ils estimaient que le concordat était une bonne chose en ce qu’il permettait de bien surveiller l’Eglise catholique. C’est le sentiment d’un Jules Ferry et d’un Emile Combes qui ne se ralliera lui-même qu’assez tard à la séparation ».
En fin de compte, la loi de 1905 « entend voir la République garantir la liberté de conscience, de croyance et de culte, ainsi que le droit absolu de faire ou de ne pas faire profession d’une religion quelconque, et défend le principe selon lequel le régime ne protègera, ne salariera, ni ne subventionnera désormais plus aucun culte » (p. 150). Ceci ne se comprend que grâce à l’analyse historique très fine de l’ouvrage. Ajoutons à cela que, selon les rédacteurs de la loi, c’est toujours l’interprétation la plus libérale qui doit être privilégiée. Cependant, la liberté de culte peut être restreinte dans l’intérêt de l’ordre public.
La loi de 1905 est à ce point modérée que l’auteur rapporte que « certains catholiques intransigeants sont frustrés car ils espéraient soit une franche persécution qui leur aurait permis de passer pour des martyrs, soit une neutralité faible grâce à laquelle ils auraient regagné du terrain » (p. 158). De la même manière, après des années d’application de la loi, à propos d’une loi relative à l’enseignement privé dans les années 1980, « ce sont les partisans d’une laïcité intransigeante qui apparaissent aux yeux d’une majorité de Français neutres comme réactionnaires et anachroniques ». C’est bien la preuve d’une victoire d’une laïcité modérée. L’historien est revenu sur cette originalité lors de nos échanges :
« Dans les années 80, les catholiques vont reprocher aux républicains laïques les plus « extrêmes » d’être les conservateurs. Ce qui est intéressant (et je l’approfondis davantage dans un article consacré à la laïcité intégré dans le Dictionnaire du progressisme qui vient de paraître), c’est qu’ils sont pris en tenaille puisqu’ils sont également attaqués dans leur propre camp par d’autres républicains, qualifiés de progressistes, car ils s’opposent au voile islamique, et sont accusés d’être des conservateurs et des rétrogrades. C’est cocasse quand on sait d’où ils viennent et lorsqu’on songe aux affrontements du XIXème siècle entre les deux France ».
L’une des raisons de ce compromis atteint avec la loi de 1905 se trouve dans le pragmatisme de ses rédacteurs, dont Aristide Briand en est le parfait exemple :
« Aristide Briand est élu de la Loire inférieure, département où les légitimistes sont nombreux et où les catholiques sont très puissants. C’est cette confrontation qui va l’inspirer pour mettre en œuvre cette loi de séparation. Quelqu’un comme Jaurès est aussi socialiste et va se retrouver dans le compromis. Un certain nombre de républicains vont se dire qu’il faut pacifier les choses. Mais on ne peut pas nier que cela s’est fait dans la douleur avec la fameuse question des inventaires notamment, il y aura même mort d’homme (dans le Nord, un catholique, boucher de son état, alors qu’il défendait une église) ».
Aristide Briand, dessiné par l'illustratrice des Mémo'art d'Adrien
Au-delà de sa modération, la laïcité, en France, s’est construite, après 1905, selon une dimension coutumière fondée sur un « pacte tacite de discrétion » si important pour la cohésion sociale et qui, selon l’auteur, « a facilité les ralliements des catholiques et leur appropriation de la laïcité sans cas de conscience » (p.285). Comprenant l’enjeu majeur de ce pacte de discrétion au regard des débats contemporains, je me permets de lui demander, lors de notre entretien, des précisions quant aux origines et aux expressions de ce pacte :
« Le pacte de discrétion remonte aux décennies postérieures à la loi de 1905, époque à laquelle on pouvait encore croiser dans la rue des religieuses en cornette, des curés en soutane, me répond-il. Cela ne posait pas forcément problème mais progressivement, à partir des années 50, eux-mêmes se sont mis à comprendre que dans la société en cours de laïcisation il fallait revêtir des habits civils. L’expression « pacte de discrétion » se retrouve dans les écrits d’un certain nombre de spécialistes de la laïcité, par exemple Gwénaële Calvès, historienne du droit, ou Jean-Eric Schoettl, ancien Secrétaire Général du Conseil constitutionnel. Celui-ci raconte que lorsqu’il était élève du lycée Condorcet à Paris, étant catholique, de lui-même il avait l’habitude de mettre sa croix sous son pull, sans qu’on ne lui demande ».
LAÏCITE ET RATIONALISATION
L’ouvrage de Eric Anceau tend à démontrer que l’histoire de la laïcité est l’histoire de la rationalisation des rapports régissant la vie en société ainsi que de ce qui fonde la légitimité du pouvoir politique. C’est à la fois un processus social de sécularisation et un processus légal de laïcisation, qu’incarne merveilleusement le XIXème siècle, pour ce double phénomène. Ainsi, « dès le milieu du XVIIe siècle, des auteurs défendent le libre arbitre, refondent la légitimité du pouvoir sans la tradition, sans la religion et sans l’absolutisme, et apprennent à penser la société autrement, en s’appuyant en particulier sur la raison ». Par exemple Descartes ou Voltaire, qui souhaitent la raison, la primauté du temporel sur le spirituel, sans les séparer strictement. D’autres sont plus hostiles à la religion comme D’Holbach ou Diderot (p. 85).
La déclaration des droits de l’homme et du citoyen du 26 août 1789 marque le passage de l’Etat traditionnel de catholicité à celui de laïcité. La souveraineté est laïcisée. Les droits de Dieu sont remplacés par les droits de l’homme. Cette analyse rejoint et complète, à mon sens, celle de Marcel Gauchet dans son ouvrage La révolution des droits de l’homme, qui explique l’idée selon laquelle les droits de l’homme se sont substitués au droit divin pour fonder la légitimité du nouveau pouvoir. C’est la confirmation d’une place prépondérante occupée par la religion. On est passé d’un « régime fondé sur la vérité à un autre reposant sur la raison ».
« Je rejoins sur ce point Marcel Gauchet. D’ailleurs, Jean Baubérot estime que la période de la révolution, du Consulat et de l’empire constitue un seul de laïcisation très important. La révolution est à ce titre un laboratoire d’idées ».
Toutefois, ce n’est pas une neutralité philosophique car il faut défendre les idées qui font l’honneur de la France, les principes de 1789. Une vérité ne s’est-elle pas substituée à une autre vérité ? D’ailleurs, l’idée religieuse n’est pas complètement absente de la révolution de 1789. Cette dernière tente même d’instaurer une religion nationale, avec le devoir de prêter serment à la constitution civile du clergé.
« D’ailleurs, ajouta Eric Anceau lors de notre entretien, dans la révolution, les premiers révolutionnaires ne sont pas forcément des agnostiques ou des athées. Le texte de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen est placé sous l’invocation de l’Etre suprême ».
LA PLACE CENTRALE DE L’ECOLE DANS L’HISTOIRE DE LA LAÎCITE
Jean Zay, Ministre de l’Education nationale en 1937, juge que « les écoles doivent rester l’asile inviolable où les querelles des hommes ne pénètrent pas ».
Dès la fin du XVIIIème siècle, la question de l’école et de son autonomisation vis-à-vis de la religion a occupé une place centrale dans les débats. Condorcet « forge le concept d’instruction publique et définit les principes fondamentaux de la laïcité scolaire » (p. 100). Au cours du XIXème siècle, c’est sur la question de l’école « que vont principalement s’affronter les deux France pour aboutir à cette autre séparation essentielle dans le combat pour la laïcité, celle de l’Eglise et de l’Ecole, selon la formule de Jules Ferry lui-même » (p. 134).
Dans son ouvrage, Eric Anceau démontre bien que, dès leur arrivée au Ministère de l’Instruction publique et à l’enseignement primaire, Jules Ferry et Ferdinand Buisson entendent que « l’enseignement soit désormais neutre sur le plan religieux ». Cela se conclue par la loi du 26 mars 1882 qui instaure la laïcisation et l’obligation de l’instruction. A ce stade, une grande partie du combat pour la laïcité et la rationalisation de la société est gagnée. Il restera, quelques années plus tard, à consacrer la séparation proprement dite. La durée, relativement longue, de l’écart entre la loi de 1882 et celle de 1905 explique que, dès 1882, la laïcité était pleinement intégrée dans les esprits, sans besoin nécessairement de séparation.
Photographie de Jules Ferry
D’ailleurs, il y avait certes une grande fermeté dans les principes mais, comme le note l’auteur, grand connaisseur de ce siècle, il y avait beaucoup de pragmatisme et de progressivité dans la mise en œuvre du principe de la loi de 1882 chez Jules Ferry, convaincu que le processus de sécularisation est en marche et que cela finira, dans le calme et la non-violence, par rentrer dans l’esprit de toute la population. C’est dans cet état d’esprit qu’il faut comprendre sa lettre de 1883 : « Au moment de proposer aux élèves un précepte, une maxime quelconque, demandez-vous s’il se trouve à votre connaissance un seul homme qui puisse être froissé de ce que vous allez dire ». En rappelant ce contexte, en précisant qu’il ne s’agit pas de souplesse vis-à-vis des religions mais de pragmatisme face à une religion déclinante et une République forte, Eric Anceau rend un immense service à la discipline historique, la protégeant des récupérations erronées et de mauvaise foi dont fait l’objet cette lettre, aujourd’hui prise en exemple par certains tenants d’une laïcité extrêmement libérale pour dénoncer toute critique de la religion musulmane ou pour défendre le droit à la caricature.
Par la suite, l’ouvrage montre bien comment, malgré un siècle plus apaisé entre le spirituel et le politique, la politique scolaire est la seule qui génère de vraies tensions, en particulier en ce qui concerne l’enseignement dans des établissements privés sous contrat.
Au regard, de tous ces éléments, j’ai questionné Eric Anceau sur la place de l’école par rapport à la laïcité : est-ce un symbole, est-ce le cœur du sujet ou est-ce une partie seulement du sujet ?
« L’école n’est qu’une partie de la laïcité mais c’est la partie peut être la plus fondamentale. Par exemple, Condorcet, l’un des pères de la laïcité, pense le système de l’éducation et de l’instruction. Il en fait un des vecteurs centraux pour laïciser la société. Les pères fondateurs de la IIIe république s’inscrivent dans la lignée de Condorcet. C’est pour cela que l’école républicaine joue un rôle fondamental. De plus, les deux plus graves crises du XXe siècle pacifié sont en effet la loi Debré puis le projet de loi Savary sous François Mitterrand. Ce sont deux moments de cristallisation d’une querelle laïque qui ressurgit ».
D’ailleurs, c’est dans le cadre de l’école que surviendra en 1989 « l’affaire du collège de Creil », survenue du fait que des collégiennes avaient refusé d’ôter leur voile islamique pour entrer dans l’établissement. Suite à un avis du Conseil d’Etat plein de laconisme et d’ambiguïté, Lionel Jospin laisse le choix aux établissements, « faisant le pari de compromis locaux au cas par cas » (p. 256). Finalement la loi du 15 mars 2004 règle la question, en interdisant à l’école tout signe « manifestant ostensiblement une appartenance religieuse ». Selon l’auteur, l’affaire de Creil a permis de poser trois questions à la laïcité française : celle de son périmètre, celle de sa place et celle de sa confrontation à l’islam.
« La loi de 2004 a permis très rapidement de pacifier les choses, a précisé M. Anceau lors de notre entretien. Cela rejoint la thèse de mon livre. Lorsqu’on l’Etat est ferme et qu’il maîtrise bien les problématiques, il arrive à se sortir de mauvaises situations. C’est le flou qui permet à ceux qui veulent s’en prendre à la laïcité et à la vie en société d’en profiter ».
CONCLUSION
L’ouvrage de Eric Anceau sur le principe de laïcité fait partie de ces ouvrages indispensables pour comprendre, à travers l’historicité d’un concept, les débats contemporains auxquels il est confronté. C’est un livre clair et précis. En cela, tout homme public s’exprimant sur la laïcité devrait le lire.
La citation suivante, située vers la fin du livre, résume, à mon sens, de manière éclairante le sens et le message délivré par l’historien tout au long de ses pages : « cette laïcité des pères fondateurs entend faire vivre les trois dimensions de la devise républicaine : la liberté par la construction de l’autonomie de la personne et de l’esprit critique par la mise à distance des assignations identitaires, l’égalité par la commune appartenance à la nation et par le partage de la citoyenneté, et la fraternité par le souci d’autrui ».
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