« Un homme est une corde tendue entre les deux extrémités de sa vie. Ceux qui le côtoient ne peuvent jamais savoir quelle note elle donnera, parce que ses origines disparaissent dans l’oubli de la prime enfance, et que la mort reste, jusqu’à la toute dernière minute, inconnue ».
Le fiancé du feu d’Eva Dézulier raconte l’histoire de cette corde tendue et essaie de nous faire entendre la note que peut donner une corde si tourmentée, si exposée à un risque de relâchement, mais qui, en dépit de toutes les épreuves traversées, demeure droite, fière et stable.
Le roman est construit comme un arbre généalogique vivant. Emmanuelle, dans l’attente de son enfant à qui elle souhaite transmettre son histoire, remonte le temps jusqu’aux années d’enfance de son grand-père, Juan. Elle dresse ainsi un émouvant portrait familial sur trois générations, explorant des secrets inavouables, démêlant des nœuds gordiens, oscillant entre le réel et l’imaginaire au gré des vides laissés par les sentiments qui s’évaporent avec le temps :
« c’est un bruit de fond, un murmure continu à mille bouches, qui se déverse d’une génération à l’autre. C’est le récit qui m’a bercée, le roman de ma famille. Un flux continu de mémoire qui remue dans l’arrière-plan de ma conscience ».
Le roman débute dans les années 40, en Espagne, dans un orphelinat franquiste. Juan et Luis, deux frères liés par un lourd secret familial, s’enfuient de cet établissement, dont les méthodes d’éducation sont très dures, et rejoignent leur mère, à Decazeville, au cœur de l’Aveyron. Le reste du roman s’apparente au tourbillon de la vie : des histoires d’amour, des conflits familiaux, des décès et des naissances. Le roman est réussi, en ce que le lecteur s’attache à cette famille tourmentée par les épreuves et bercée par son époque. Jusqu’au bout, le désir de suivre les personnages et de connaître l’aboutissement de leur destin, s’il en est vraiment un, est immense.
Comme le titre l’indique, le thème du feu est prédominant tout au long du roman. Le fiancé du feu renvoie à l’image d’un être qui puise son énergie dans la chaleur de la vie, mais qui risque à tout moment de se consumer dans les flammes de la tentation. Le feu le nourrit, mais il peut le perdre :
« Il est le fiancé du feu. Un jour il l’étreindra définitivement et personne ne pourra le sauver. Il est enchaîné à l’histoire de sa famille. Toi, tu n’as pas de famille : songe à la liberté rare que cela te donne. Personne ne te retiendra, personne ne te rattrapera. La fugue est possible. Personne ne te protège, tu es nue dans l’existence ».
La métaphore du feu est parfaitement soutenue par les efforts de la romancière à instiller, tout au long du récit, des images liées à cet élément empreint de chaleur. J’ai noté plus d’une cinquantaine de figures de style enflammées, qui ont de surcroît le mérite de se marier au récit et de ne pas donner un sentiment d’être « de trop ». Je ne vais pas vous en donner toute la liste, mais en voici quelques unes sélectionnées arbitrairement :
« à nos joues enflammées, à nos yeux où brillent des rêves d’incendies ». « quand on joue tout bas dans la cour brûlante, toujours notre voix sonne rouge ». « jusqu’à ce que notre sang brûlé coule noir comme la mort », « les buissons de mûriers sauvages flambent tous à la fois sur la terre blanche », « la gorge me brûle », « les poumons en feu »
Comme le montre ce souci linguistique de l’auteure d’infuser dans l’esprit du lecteur une ambiance liée au feu, le roman, palpitant par son récit, bénéficie d’un style soigné et particulièrement agréable à lire :
« on dirait que la vie recommence, ici, mais ce n’est pas pareil. Elle n’a eu lieu qu’une fois, et ensuite elle vous fait la mauvaise farce de se répéter sans vous, autour de vous, distante et moderne ».
Les phrases respectent un équilibre confortable à la lecture. La musicalité qui s’en dégage révèle une grande fluidité du langage et suppose un immense travail d’écriture et de réécriture du texte. La diversité des narrateurs et des époques ajoute une difficulté d’écriture supplémentaire. Pourtant, le pari est réussi puisque l’impression de lire un enfant est réelle, tout comme celle de lire un adulte ou une personne se rapprochant du crépuscule de ses jours sur terre.
Le roman est par ailleurs empreint d’une dose poétique incontestable, mêlant le genre réaliste et le genre idéaliste, avec des phrases proches d’un roman de Barjavel ou de Vian :
« Après tant de jours à errer dans ce désert, je trouve étrange de voir quelqu’un traverser le plateau d’un pas tranquille. Comme s’il était tout à fait normal de se trouver là. Comme si on était simplement sur la Terre ».
L’impression de se retrouver au cœur d’une fable, ou d’un conte, est renforcée par la présence de personnages symboliques, avec une plasticité différente d’un personnage romanesque traditionnel. Tel est le cas de Claxton, personnage mystérieux, froid et glacial (le distinguant ainsi de la chaleur propre aux autres personnages), aux origines peu connues, seul et sans attache. Il symbolise la tentation d’un ailleurs pour plusieurs membres de la famille, pour Juan, d’abord, puis pour la cousine de sa femme, Soledad, dont le nom est finement trouvé, à la fois « solitude » et « soleil » (sol en espagnol).
Au fond, à travers ce destin familial aux multiples branches, le roman aborde le traumatisme que furent les orphelinats franquistes sur plusieurs générations. Certains enfants, comme Luis, perdirent à jamais leur innocence. Lui, enfant si attachant, doux, émotif, devient au fil des pages et de ses apparitions sporadiques un être froid, rationnel et presque insensible. Quelque chose s’est brisé en lui. A l’inverse, Juan est enchaîné aux passions enflammées qui le tourmentent depuis son enfance, un lourd secret le hante, une tragédie l’habite, et il oscille sans cesse entre la tentation d’un ailleurs, et le devoir d’être un père de famille digne.
Le Fiancé du feu est un excellent roman familial, un de ceux dont les personnages demeurent longtemps gravés dans nos esprits, un hommage vibrant aux anciennes générations et à ce que nous leur devons, déterminant et nécessaire pour se sentir responsables vis-à-vis des prochaines.
« Nous avions la défaite enjouée et le panache des perdants heureux »
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