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Mémo'art d'Adrien

Le livre de raison, de Jacques Attali



S'inspirant des livres de raison qui, vers la fin du Moyen Âge, étaient une sorte de registre de comptabilité tenu par un père de famille pour renseigner ses héritiers, Jacques Attali imagine, dans son dernier roman, Le livre de raison, une famille, les Chardin, dans laquelle il est de coutume d'adresser une lettre à ses enfants, constituant un bilan autant qu'un héritage, transmettant les secrets de famille, et formant, de lettre en lettre, un "Livre de raison".


Ces lettres permettent ainsi de raconter l'histoire d'une ascension sociale, celle des Chardin, dans la région du Rhône, à travers l'industrie de la soie, et d'un héritage, celui de sept mystérieux tableaux d'un peintre mondialement célèbre. De ce double héritage, les différents membres de la famille vont en user différemment, faire des choix opposés, prendre des chemins qui les éloignent, irrésistiblement, irréfutablement.


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Jacques Attali s'érige au rang de romancier de grand talent avec ce nouvel ouvrage. En tout cas, ce dernier a tout d'un excellent roman : une intrigue captivante, des personnages parfois attachants, parfois repoussants, des retournements de situation et des découvertes jusque dans les dernières pages, et, enfin, une thèse défendue en filigrane, sur laquelle nous reviendrons, mais sans qu'elle ne prenne le dessus sur l'histoire et sur le destin des personnages de son livre. Il ne m'apparait ainsi pas justifié de classer ce roman parmi la catégorie des romans à thèse. Tout comme dans La confrérie des éveillés, malgré tout le talent du romancier pour développer des réflexions philosophiques, politiques, scientifiques ou religieuse, la qualité de l'intrigue est telle que son dénouement demeure ce qui laisse des traces profondes dans l'esprit du lecteur.


Mais, précisément, dans quelle catégorie classer ce roman ? Ce n'est pas un roman classique, avec un narrateur s'exprimant à la première ou à la troisième personnelle. Il emprunte au roman familial, narrant l'histoire d'une famille sur plusieurs générations. Mais il le fait sous forme épistolaire, sans constituer pour autant un roman épistolaire traditionnel, lequel nécessite que les auteurs des lettres se répondent mutuellement.


Le roman de Jacques Attali est, ainsi, inclassable. Il ne peut être figé dans aucune case de la littérature, et c'est là toute l'habileté littéraire de son auteur. Il invente un nouveau genre de la littérature, le roman épistolaire familial, l'histoire d'une famille à travers l'écriture d'une lettre écrite par chaque génération à la suivante. Un genre inédit, à ma connaissance, et qui mériterait d'être reproduit, tant cela permet au récit d'être dynamique et addictif, le lecteur se demandant à chaque fois comment réagira le destinataire de la lettre, et découvrant dans la lettre suivante s'il a tenu compte de celle de ses aïeuls. Mais c'est un genre risqué, car il faut parvenir à raconter, en l'occurrence, le destin de six générations, et maintenir une cohérence nécessaire dans tout l'arbre généalogique littéraire qui croît au fil des pages. Il faut, comme parvient à le faire Jacques Attali, mettre en lumière les personnages qui s'expriment, tout en accordant de l'intérêt à ceux qui demeurent dans l'ombre ainsi qu'à ceux qui restent tapis dans l'ombre de l'ombre.


Outre la forme, qui est réussie, le fond du roman est passionnant, et bouleversant. Le lecteur suit ainsi le destin tragique de certains personnages dans les camps de la mort, celui funeste et honteux d'autres personnages dans la collaboration et le vol de tableaux, celui encore de héros s'engageant dans la résistance, pour la paix ou d'autres causes tout aussi vertueuses, le destin cynique, enfin, d'individus qui gravissent les échelons de la société par opportunisme mais en dépit de ceux qui sont dérobés ou laissés sur le côté. A travers cette famille, c'est l'histoire des bons et mauvais choix de l'humanité qu'a souhaité écrire Jacques Attali. Révéler le pire et le meilleur de notre temps.


Le titre, par ailleurs, n'est pas le fruit du hasard. Toute son œuvre tend à démontrer que l'objectif de Jacques Attali est de contribuer à faire triompher la raison sur la passion tant dans la sphère du pouvoir politique qu'économique, mais aussi dans la vie quotidienne des êtres humains. Le livre de raison apparaît par conséquent comme une ode à l'écrit et à la transmission qui sont à la source de la fertilité rationnelle. Pour que, reprenant la citation de Gloucester dans Le roi Lear, les fous ne guident plus les aveugles, il faut que la raison l'emporte. Elle l'emportera si les fous cessent d'être fous, et si les aveuglent retrouvent la vue.


Avant de conclure, je vous conseille très vivement la lecture de ce nouveau roman de Jacques Attali, parce que c'est un roman d'un genre nouveau, parce qu'il met en scène des personnages hauts en couleurs, parce que les mystères se désépaississent au fil des pages dans une grande cohérence, parce que, enfin, c'est le type de romans qui se relisent, afin de mieux saisir toute la complétude de cet arbre généalogique.


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"Le ciel est le joueur, et nous, rien que des pions", écrivait le poète et savan perse Omar Khayyam.


Deux sortes de ciel-joueur se distinguent ; celui qui, comme Le joueur de Dostoievski, ténébreux, orageux, chargé de passion et de perturbations, finit par causer la perte de ses pions ; celui, à l'inverse, du Livre de raison, qui s'éclaircit de jour en jour, qui enseigne à l'homme et à la femme le pouvoir de la raison, et leur permet de s'imprégner de cet autre vers sublime d'Omar Khayyam :


" Sois heureux un instant, cet instant, c'est ta vie. "

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