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Mémo'art d'Adrien

Le Président est-il devenu fou ?, de Patrick Weil



C’est l’histoire d’un manuscrit caché, enfoui pendant des années dans les méandres des archives d’un bâtiment, et qui, s’il avait été révélé plus tôt, aurait pu changer la face du monde. Naturellement, présenté ainsi, le scénario semble surréaliste, ou extrait d’une version non retenue d’un film d’aventures américain tel que Indiana Jones. Et pourtant, bien qu’enjolivé, le récit que je viens d’en faire convient très soigneusement pour résumer le dernier ouvrage de Patrick Weil, Le Président est-il devenu fou ?


Habituellement spécialiste des questions de laïcité ou d’histoire du modèle d’intégration français (il est notamment l’auteur de deux brillants essais, La France et ses étrangers et Qu’est-ce qu’un Français), Patrick Weil tombe nez à nez, au hasard de ses recherches, sur un manuscrit qui s’avère être la version initiale, sans correction, d’un travail en commun du psychanalyste le plus connu au monde, Sigmund Freud, et d’un diplomate et homme politique bien moins connu, William Bullitt, ancien proche du président américain de l’après guerr, Wilson.


La trouvaille n’est pas seulement historique, elle est révolutionnaire. En effet, lorsqu’une version de ce travail en commun est publiée en 1966, soit plus de trente ans après sa rédaction, le livre fait scandale, car il s’intéresse de près à la santé mentale d’un ancien Président des Etats-Unis. D’ailleurs, personne ne croit en la contribution du père de la psychanalyse à ce travail. En réalité, l’ouvrage publié en 1966 est le résultat d’un ensemble pharamineux d’amendements de la part de Bullitt, sans l’accord de Freud. À la lumière de ces faits, l’on ne peut que mieux mesurer l’extraordinaire découverte de Patrick Weil.


Ainsi, cet ouvrage se lit comme un véritable jeu de piste littéraire et historique. Il est passionnant de tourner page après page afin d’espérer trouver les réponses à toutes les questions qui sont posées par l’ouvrage. Et elles sont nombreuses, car la résolution d’une énigme ouvre d’autant plus de nouvelles questions en perspectives, telles des poupées russes de l’histoire.


Freud et Bullitt ont essayé de travailler ensemble pour aller au-delà de la thèse défendue par certains, à savoir que ses hésitations et son attitude incompréhensible lors de la ratification du traité de Versailles, qu’il avait lui-même négocié, étaient dues à un accident asculaire qui, en octobre 1919, le laissa hémiplégique et, pendant quelques semaines, aux portes de la mort. Le psychanalyste et le diplomate y voyaient des racines plus anciennes et plus profondes, à savoir une obsession de la trahison qui confinait à la paranoïa, et un rapport troublé à la réalité, tous deux ayant leur origine dans les relations entre le Président Wilson et son père.


En décrivant avec une précision exemplaire tout le contexte de l’échec de la ratification du traité de Versailles, en montrant à quel point le principal responsable de cet échec est le Président Wilson, mais aussi la non-élection à la Présidence de la France de Clemenceau en 1920 en raison de sa position sur le Vatican, l’historien soutient la thèse selon laquelle « l’histoire et le destin de l’humanité ne dépendent pas seulement de phénomènes structurels : l’action des individus y a aussi sa place ». Il ajoute que « les dictateurs sont faciles à déchiffrer. Les présidents démocratiquement élus, parvenus au pouvoir par leurs promesses et la séduction du verbe, sont moins prédictibles, mais peuvent être tout aussi déséquilibrés et jouer un rôle authentiquement destructeur dans notre histoire ».


Selon lui, si le manuscrit avait été publié dès sa sortie, il eut pu avoir des effets conséquents sur le sort du monde dans les années 30, car il offrait une contribution à l’analyse des responsabilités des personnalités déséquilibrées (ici le dirigeant d’une démocratie) dans les tragédies historiques ». L’histoire est la seule des tragédies qui ne peut se réécrire. Hélas, nous ne saurons jamais si Patrick Weil a raison de soutenir cette thèse. Mais, indépendamment de cela, la principale question est de savoir pourquoi le manuscrit n’a pas été publié à sa sortie ? Pourquoi a-t-il fallu attendre plus de trente ans avant de pouvoir le lire, à une époque où il avait perdu toute sa force et, surtout, où Freud, étant décédé depuis longtemps, ne pouvait pas se défendre et expliquer son travail ?


Et c’est là que cet ouvrage de Patrick Weil est brillant. Écrit dans un style clair et très agréable à suivre, l’ouvrage intègre une autre histoire dans l’histoire, puisqu’il explore la vie passionnante de William Bullitt qui, après avoir été un proche de Wilson et avoir assisté de près aux suites de la grande guerre, devint un proche du Président Roosevelt. Il fut le premier ambassadeur des Etats-Unis en URSS, puis officia en France dans les années ayant précédé la guerre, avant d’essayer d’influencer par divers moyens la politique américaine et ses élections, au soutien de Nixon, face à Kennedy, par exemple. Sa vie est trépidente.


Or, justement, par ambition personnelle, par souci de ne pas créer de vague ni de scandale préjudiciable à son image, il préféra repousser la parution de son ouvrage co-écrit avec Freud, puis le repoussa encore, et encore… jusqu’à le rendre insignifiant. Ainsi, Patrick Weil, par cet enchevêtrement d’intérêts indépendants et sans rapport entre eux, montre que l’histoire est un drame se jouant sur plusieurs tableaux mais qui finissent toujours par s’entrechoquer. L’ouvrage est passionnant et pourrait ressembler à un film américain, Inception, dans lequel les personnages situent leur action dans leurs rêves et sur plusieurs dimensions.


Là, dans cette folle histoire de la première moitié du Xxème siècle, le lecteur est bousculé entre un président névrosé qui négocie un traité puis agit contre les intérêts de ce traité en n’acceptant aucune réserve quant à sa ratification ; un brillant diplomate enragé par cette attitude et affolé par ce qu’il pressent être les germes d’un drame futur qui contacte le plus grand psychanalyste de tous les temps pour renverser l’image positive du président et prévenir les générations futures du danger potentiel mais qui, par ambition, refuse de publier le manuscrit original et repousse la publication jusqu’à la fin de sa vie ; un homme politique français, dont la popularité outre-atlantique aurait pu faire basculer les débats sur la ratification du traité de Versailles, mais dont l’attitude ferme envers le Vatican le privera de ses chances d’être élu Président de la République ; un psychanalyste dont la famille fera tout pour se désolidariser de cet écrit ; un manuscrit qui disparaît, jusqu’à nous faire douter de son existence, et qui apparaît plus de 80 ans après son écriture entre les mains d’un historien français, par sérendipité.


Quelle formidable histoire que l’histoire !

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