Dans son dernier ouvrage, intitulé Les uns contre les autres, et sous-titré Sarcelles, du vivre-ensemble au vivre-séparé, Noémie Halioua s’interroge sur les changements qui ont touché la ville dans laquelle elle a grandi pour que, en une vingtaine d’années environ, le commun ait diminué à un tel point qu’il a presque disparu, et que les relations entre les différentes communautés de la commune soient devenues dangereusement conflictuelles.
L’ouvrage est intéressant en ce qu’il constitue à la fois un témoignage de quelqu’un ayant grandi dans cette banlieue à une époque où, déjà, les « déracinés des quatre coins de la planète » y étaient accueillis, et une analyse argumentée, et dans l’ensemble équilibrée, de la part d’une journaliste ayant réalisé ses études à Paris. L’auteure écrit d’ailleurs en toute franchise et dans une transparence exemplaire le choc que fut pour elle l’arrivée à Paris : « franchir les portes de Paris-Descartes fut un choc culturel digne d’un changement de continent ».
L’ouvrage de Noémie Halioua décrit une commune aux 92 nationalités en 1990, un refuge des déracinés, fruit de la vague migratoire consécutive à la seconde guerre mondiale, puis permise par le regroupement familial dans les années 70, enfin des réfugiés contraints à l’exil par le fil de l’histoire. De ce qui peut paraître un désavantage, la journaliste décrit pourtant que, jusque dans les années 90, et même par la suite dans une autre mesure, s’est développé un « patriotisme sarcellois », une fierté de ses habitants pour leur ville qui subsiste encore aujourd’hui.
L’auteure écrit même que ses habitants se sentaient enracinés dans cette ville alors qu’elle les avait adoptés. D’ailleurs, « au cours des premières décennies qui ont suivi la construction du grand ensemble, loin d’un cocktail explosif, c’est un espace commun qui a pris forme. Dans ce laboratoire à ciel ouvert, nulle haine de soi et nulle haine de l’autre. Les communautés existent bel et bien, de fait, mais elles ne sont pas communautarisées. Le particularisme n’est pas l’ennemi de l’universel ; la différence n’est pas synonyme d’antagonisme ». Mais, avec le temps, cette réalité s’estompe. L’ouvrage explique en effet que « des dynamiques économiques, démographiques et migratoires vont accompagner, encourager un repli identitaire, un chacun-chez-soi qui deviendra un chacun pour-soi ».
L’ouvrage tend à démontrer que, dès les années 90, la politique d’intégration ne parvenait plus à constituer ce fameux « creuset de l’intégration » décrit par des penseurs comme Gérard Noiriel ou Dominique Schnapper : une école républicaine intégratrice, un environnement associatif et professionnel comme source d’extraction de la communauté d’origine, un tissu sociétal favorisant le commun. L’ensemble de ces éléments constituait un creuset qui, tout en permettant à l’immigré de préserver ses particularités d’origine, en faisait, dans la vie publique, un citoyen transcendé des différences avec les autres. La nation française était une abstraction transcendantale qui permettait justement d’inclure n’importe qui et de l’intégrer pour en faire un citoyen.
Or, Noémie Halioua décrit que, pour les habitants de Sarcelles dans les années 90, la France était une idée abstraite, certes, mais tellement abstraite qu’elle en était devenue creuse, vide de sens, et « associée le plus souvent à des maux qu’elle avait infligés » à leurs ancêtres : « Cette diversité relevait davantage d’une juxtaposition d’univers divers, que d’une aventure commune sincère. Il n’y avait pas de conflit ouvert entre les communautés, mais il régnait un entre-soi communément partagé ».
Bien qu’il n’existât pas de conflit ouvert, le vivre-ensemble n’était qu’une illusion car, entre les communautés, la journaliste écrit qu’il y avait « une scission géographique, psychologique, presque biologique, un séparatisme communément admis et réclamé par tous et accompagné par les autorités ». Dans des termes très forts, Noémie Halioua explique que l’école était « bunkérisée », en ce qu’elle était « un rempart à la modernité et à l’assimilation perçue comme une condamnation à mort ».
Ainsi, après ce constat évident que les années 90 étaient déjà loin du vivre-ensemble décrit ou désiré par une certaine partie du monde intellectuel, l’essai de Noémie Halioua tente d’expliquer ce qui a provoqué la détérioration de ces relations entre communautés, jusqu’à devenir aujourd’hui ouvertement conflictuelles (comme tout un symbole, les grillages de l’entrée de son école juive sont aujourd’hui devenus des murs de béton).
Il y a d’abord, selon elle, « le constat d’une détérioration de la qualité de la vie au cours de la décennie passée », une « longue désagrégation du tissu social qui a mené à un séparatisme ». Le secours populaire rencontre une multiplication par quatre des demandes d’aide depuis quelques années. Le taux de pauvreté atteint près de 34 % de la population, classant la ville dans les 15 villes les plus pauvres de France, avec de surcroît un taux de chômage d’environ 15 %, et plus de la moitié de logements sociaux.
Il y a également cet échec du laboratoire architectural et social que furent des villes comme Sarcelles, l’impression de ne vivre qu’entre pauvres, avec « le sentiment d’être des citoyens de seconde zone ». Les habitants ressentent un profond mal de vivre, qu’ils nomment « la Sarcellite », accentué par le manque de travail et d’activité qui transforment la ville en une « cité-dortoir ». Les espaces qui auraient pu permettre de maintenir un certain dynamisme collectif disparaissent progressivement, la maison des jeunes ayant elle-même été dévastée par un « incendie criminel ».
Parmi les explications possibles, Noémie Halioua convoque également l’avènement d’une époque où l’individualisme gagne de plus en plus du terrain, une époque où la culture « officielle » est supplantée par la culture urbaine importée du continent américain. Elle regrette également le rôle d’associations communautaires qui, « sous couvert d’actions culturelles, transforment ce facteur d’inclusion en outil d’exclusion ». Par conséquent, la culture, qui devrait pourtant rapprocher les individus entre eux, les éloigne, ne crée plus de lien. Par ailleurs, selon l’auteure du livre, ces associations encouragent « l’assignation identitaire des individus ».
Enfin, il est louable de la part de l’auteure d’aborder un sujet sensible et difficile, celui des établissements confessionnels. Le sujet de l’école cristallise les tensions car il concerne les enfants. C’est le sujet qui a toujours provoqué les plus grandes tensions s’agissant de la laïcité en France, par exemple, comme nous avions pu le voir dans mon article sur l’ouvrage de Eric Anceau consacré à la laïcité (voir article sur ce blog). Selon l’essayiste, « l’ouverture des établissements confessionnels amorce un changement de paradigme », créant « une génération davantage tournée vers son identité religieuse ».
Pour conclure, je vous conseille la lecture de l'ouvrage de Noémie Halioua. Certes, le sujet est sensible. Certes, il n'est pas évident d'aborder certaines thématiques de nos jours, à une époque où le débat est de moins en moins permis. Mais justement, c'est parce que l'auteure a eu le courage d'aborder ce sujet, quoique nous pensions de ce qu'elle démontre, qu'il me parait indispensable de lire son essai, pour que, dans les mois à venir, un débat serein et constructif soit de nouveau possible.
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