La biographie de Marguerite de Navarre par Patricia Eichel-Lojkine s'ouvre sur une description du tableau de Jean Clouet, et donne le ton qui sera celui de l'ensemble du livre. Une description minutieusement menée qui convainc les derniers sceptiques que le personnage représenté est Marguerite de Navarre, sœur du roi François Ier et grand-mère du roi Henri IV, ancêtre de tous les derniers rois bourbons de France. Une biographie digne de ce nom sur ce personnage très important de l'histoire de France était attendue. C'est désormais chose faite avec cette œuvre complète, riche en détails et en sources de travail, au style soigné et engagé.
Avant d'analyser la biographie en tant que telle, une description rapide de l'ouvrage s'impose. Sa prise en main agréable s'ajoute à du papier de qualité et à une couverture pleine de couleur. Comme dans toutes leurs biographies, la force des éditions Perrin est de valoriser la tranche du livre, en reprenant le portrait de la couverture. L'idée semble anodine, mais elle est essentielle dans notre époque où les tranches sont souvent fades et peu, voire pas travaillées du tout. Nos bibliothèques s'en trouvent ainsi embellies ! Le travail de l'auteure est très complet, on peut trouver à la fin du livre les sources de travail, une bibliographie très dense, et surtout un résumé de tous les écrits de Marguerite. Encore une idée en apparence simple, de bon sens, mais tellement appréciée !
Entrons à présent dans le contenu de cette biographie !
A LA RECHERCHE DU "DOUX DORMIR"
L'expression est de Marguerite de Navarre, et résume assez bien sa vie. Une vie pleine de rebondissements, d'actions, d'engagements politiques et religieux, mais aussi de longues périodes de calme, d'ennui et de méditation. L'ouvrage, par sa construction chronologique, sous forme d'enquête intelligemment menée, reflète parfaitement la diversité des périodes de sa vie. L'ouvrage mêle des phrases d'ancien français, ajoutant ainsi à son aspect immersif et romanesque.
Surtout, la lecture de cette biographie est une expérience assez unique car le style de l'écrivaine, le ton employé, l'ambiance installée, varient en fonction des événements relatés : d'un rythme très vif lorsque sont relatés les engagements de la reine de Navarre, on passe à un style très lent, voire triste, selon l'humeur de la reine. L'historienne est en fusion avec l'objet de son étude, et le lecteur ne peut qu'en être marqué. Les scènes des obsèques de Louise de Savoie ou du décès de la nièce de Marguerite en sont deux exemples parfaits : un souffle de grandeur et d'émotion traverse les pages et les siècles.
« Un songe, ou une hallucination, donne l’impression à la poétesse de converser avec la défunte, de sentir ses petites mains essuyer les larmes de son visage. Il lui faut l’avouer : la mort de sa nièce a manqué causer la sienne»
Le "doux dormir", si cher à Marguerite, reflète ce rapport particulier à la religion. Comme le rappelle l'auteure, la mort et la salvation demeurent de grandes préoccupations du personnages. Elle ne conçoit pas les dernières années de sa vie sans le Christ, ni sans sa fille (Jeanne d'Albret, dont le caractère si impétueux est brillamment relaté lors de la scène de son mariage !). A de nombreuses reprises, la particularité de la pratique de la religion par Marguerite est démontrée par l'historienne (en particulier lors du passage très touchant et un peu choquant des obsèques de son nourrisson). C'est une des forces du livre.
Représentation du tableau de Jean Clouet, réalisée par l'épouse des Mémo'art d'Adrien
UNE FEMME MODERNE
Cela sonne comme une lapalissade tant l'expression est utilisée. Mais en ce qui concerne Marguerite de Navarre, elle se justifie pleinement, car les exemples sont nombreux : réception du titre de paire, pour la première fois converti au féminin, célébration de la vertu de clémence chez un souverain, constat qu'avec un si vaste territoire et si peu de transport, la centralisation sera chose peu aisée, passion pour le théâtre, ou encore diffusion des arts et des lettres par un mécénat inépuisable, etc...
La modernité s'illustre également par sa défense acharnée de la langue française, qu'elle défend comme un outil littéraire, dans un univers des livres pourtant encore largement dominé par le latin. Selon les mots de l'auteure, "elle est sensible au nationalisme linguistique en pleine expansion". Cette citation permet d'évoquer un des très rares défauts de l'ouvrage, à savoir la présence de quelques anachronismes et une lecture parfois (très rarement) un peu moderniste du personnage.
L'un des immenses mérites de cette biographie est de dénoncer, à travers le personnage de Marguerite, le sort fait aux femmes de l'époque de la renaissance qui, comme la révolution, présentait le paradoxe de vouloir valoriser l'humanité, tout en en oubliant et en en sacrifiant la moitié. A ce titre, le livre comporte des pages d'une grande portée sur le risque de mort très élevé des femmes lors d'un accouchement, sur la douleur physique et morale d'une grossesse, sur la violence et l'emprise des maris, frères et amants, ainsi que, et c'est ce que j'ai le plus apprécié, sur l'asymétrie dans la définition de l'honneur pour les femmes et pour les hommes.
La définition même de l’honneur est totalement asymétrique : on n’attend pas le même comportement ou la même continence selon le sexe de la personne. Les hommes veulent contrôler le corps des femmes, leurs faits et gestes, au nom d’une conception patriarcale de l’honorabilité
L’honnêteté intellectuelle m'oblige cependant à regretter que l'auteur n'ait pas suffisamment rappelé que Marguerite de Navarre était une femme de haute noblesse, qu'elle a bénéficié d'une éducation de très grande qualité, qu'elle a grandi dans un immense confort. Cela n'était pas le cas de la très grande majorité de la population française de l'époque, femmes et hommes confondus. Je ne saurais contester l'ignoble sort fait aux femmes du seizième siècle, mais je ne peux pas m'empêcher de penser que l'ouvrage montre bien que la violence sociale était tout aussi immense et inacceptable.
UN PERSONNAGE CENTRAL DE L'HISTOIRE DE FRANCE
L'histoire classique a trop retenu la figure imposante de François Ier et a trop éclipsé les personnages de sa mère et de sa sœur, sans qui pourtant il n'aurait rien été. C'est sa mère qui fait tout pour qu'il soit roi. C'est sa sœur, Marguerite, qui y veille et qui l'aide à s'y maintenir dignement. Il faut parler du "triangle des Angoulême", et cette biographie y contribuera à coup sûr.
C'est Marguerite sur laquelle François se repose souvent lors de la célèbre entrevue du camp du drap d'or avec Henri VIII d'Angleterre, « car elle n’a pas sa pareille pour entretenir les ambassadeurs par de beaux discours et leur tirer les vers du nez ». C'est encore Marguerite qui sera envoyée en Espagne, lors de la captivité de François, pour négocier avec Charles Quint des conditions de sa détention et de sa libération. Elle ne manquera pas d'idées innovantes à cette occasion pour secourir son frère. C'est toujours Marguerite qui négocie, avec sa mère et avec la tante de Charles Quint, la fameuse "paix des dames", dans une période où François ne parvient plus à entrer en communication avec son ennemi.
De surcroît, et c'est un élément peu connu de cette période, contrairement à son frère et à son mari (davantage préoccupé par la récupération de ses terres espagnoles), la reine de Navarre est favorable à une attitude ouverte envers la réforme. Influencée très rapidement par Luther et par Érasme, proche de Calvin avant une rupture définitive, Marguerite a toujours essayé de défendre une position apaisée et pacifique en la matière. Les développements sur ce sujet sont très longs dans la biographie. Et c'est chose heureuse. Le lecteur en ressort persuadé que, si François Ier avait davantage écouté sa sœur sur cette question, bien des drames auraient pu être évités. Il n'est probablement pas un hasard que ce soit le petit-fils de Marguerite qui parviendra, temporairement, à résoudre le conflit religieux.
L'HEPTAMERON, UNE ŒUVRE POUR LA CONSOLATION DES DAMES
L'autre particularité de cette biographie, qui la rend si précieuse, est de montrer dans quelle mesure Marguerite est liée à l'Heptaméron, et inversement. Le livre revient sur la genèse de l'Heptaméron, sur ses inspirations (Boccace, évidemment), sur le contexte de son écriture, sur la diversité des thèmes abordés et des formes employés, afin de ne jamais lasser ses lecteurs.
C'est l'un des ouvrages les plus prodigieux de la littérature française, un atome de ce génie littéraire français, et pourtant, comme le rappelle l'auteure, « il aura fallu attendre plusieurs siècles pour découvrir que la reine de Navarre s’était illustrée dans des genres aussi différents que la fiction narrative, la poésie religieuse et allégorique, le théâtre profane et sacré et la chanson spirituelle ».
Selon Patricia Eichel-Lojkine, l'une des raisons de cette renommée tardive réside dans le fait qu'elle était une femme. Je ne crois pas. C'est une théorie un peu maladroite de l'auteure. La renommée d'un auteur ou d'une œuvre est le fruit du talent et du hasard. Marguerite était assimilée aux tensions religieuses et diplomatiques de son époque. Le temps de la considérer comme une femme de lettre fut long, mais indépendant de son sexe.
Je préfère retenir de cette biographie la réhabilitation enfin bienvenue de Marguerite de Navarre, un personnage de caractère, une femme des lettres et des arts, ayant pesé dans son siècle, ayant offert à la France Henri IV et Louis XIV, une femme de paix mais non pacifiste, une femme de conviction. La France compte dans son histoire prestigieuse de grands diplomates et de grands hommes et femmes de lettres. Grâce à cette biographie parue aux éditions Perrin, il ne sera plus ignoré que Marguerite de Navarre fut une grande diplomate et une écrivaine de talent.
Nouvelle représentation de Marguerite de Navarre par l'épouse des Mémo'art d'Adrien, à partir du croquis d'un autre tableau de Clouet
Pour aller plus loin avec Marguerite de Navarre
Outre la lecture de l'Heptaméron, cet ensemble de nouvelles divertissantes et tragiques, je vous conseille de suivre les traces de Marguerite de Navarre en procédant à la visite du château de Pau, dans les Pyrénées Atlantiques. L'édifice est très beau, rénové il y a quelques années, et abrite de très belles reliques telles que des tapisseries majestueuses ou un modèle de carapace de tortue dans lequel Henri IV avait été baptisé. Le séjour dans le Béarn vous permettra par ailleurs de constater que Marguerite de Navarre se trompait sur un point : le climat du Sud-Ouest n'est ni insalubre, ni insupportable !
Très beau texte qui donne envie de découvrir un personnage dont je ne soupçonnais pas une telle importance