Le matin est une hantise pour certains. Pour d’autres, au contraire, il est le plus beau moment de la journée, celui dont il faut profiter. Que ce soit dans la philosophie, la littérature, la peinture ou les nouveaux médias, la culture bouillonne de références et d’images consacrées au matin, positives ou négatives. Blanche Leridon, dans son ouvrage « Odyssées ordinaires », a analysé ces différentes apparitions du matin, afin d’en déconstruire les réputations habituellement transmises.
« Le matin avait, c’est vrai, mauvaise réputation. Son apparente banalité, sa plate redondance, ses expériences bassement corporelles étaient autant d’éléments qui alimentaient le mépris, ou le seul désintérêt à son égard ».
Pour les besoins de cet article, j’ai pu échanger avec Blanche Leridon. La conversation téléphonique a permis d’éclairer quelques passages du livre, de lui poser quelques questions complémentaires, et de confronter quelques-unes de mes interprétations avec sa vision. Je l’en remercie très vivement. Ainsi, l’article ci-présent comprendra des citations issues de l’échange que nous avons eu. Pour des besoins de clarté et de compréhension, ses propos tirés de l’entretien seront en italique. Les citations en écriture normale sont quant à elles des extraits du livre. Après une présentation générale de l’ouvrage, je reviendrai sur quelques points particuliers ayant attiré mon attention.
De manière générale, j’ai apprécié l’ouvrage. Il est rempli de références culturelles, qu’elles soient cinématographiques, télévisuelles, littéraires, etc. En dépit de ce mille-feuille culturel, le livre conserve une ligne de cohérence indispensable à la bonne compréhension du lecteur. Bien écrit, clair et pédagogue, il n’a pas vocation à proposer un mode d’emploi précis du matin, bien au contraire. Il serait même un ouvrage d’anti développement personnel.
« J’ai eu la conviction profonde que c’était un sujet insuffisamment exploré et qu’il fallait lui redonner ses lettres de noblesse et le sortir de l’océan du banal dans lequel on l’avait injustement mis, me confia-t-elle lors de notre entretien. J’ai fait une prépa littéraire, et l’année où je préparais l’ENS mon sujet en histoire était « hygiène et la cité au XIXe siècle », ce qui m’a initié à toute cette histoire, j’ai découvert des auteurs comme Alain Corbin, j’ai découvert cette histoire des corps, du quotidien, du sensible. Ce sujet m’est apparu passionnant et m’intéressait davantage que la grande histoire. J’ai été très vite tenté de faire une démarche d’historienne et très vite je me suis rendue compte que ce n’était pas la bonne méthode. Je n’éprouvais pas de plaisir à le faire et les lecteurs ne prendraient pas de plaisir à le lire. Il faut quelque chose de plus panaché, rempli de disciplines, de références, d’intuitions personnelles, parfois bonnes, parfois mauvaises ».
Le message du livre est d’expliquer qu’il y a autant de matins possibles que d’individus, et que chacun doit appréhender ce moment de la journée tel qu’il l’entend.
Pour y parvenir, l’auteure analyse le rapport des individus au matin et décortique les différentes images qui lui sont associées. En effet, ce livre « se nourrit de notre rapport schizophrène au temps ». un « temps que beaucoup préféreraient passer à l’horizontale mais que de présumées bonnes mœurs, la morale, la religion, puis la société capitaliste ont imposé comme strictement verticale. Un temps où il est bon ton de se répandre sur ses performances matines ».
« Le sous-titre de l’ouvrage est d’ailleurs une référence à « La vie mode d’emploi » de Pérec, un auteur que j’admire, et qui n’est évidemment pas un mode d’emploi pour vivre. Je voulais jouer sur cette ambiguïté, car c’est l’antithèse de ce que pourrait être un mode d’emploi, le livre n’est pas dogmatique mais personnel. Chacun doit rester dans sa dynamique personnelle ».
Le matin apparaît donc successivement comme dénué de « subversif », comparativement à son « alter ego et son plus proche voisin : la nuit », mais aussi plus « moral », car « il vient clore les heures les plus entachées d’immoralité qui soient : celles de la nuit ».
L’auteure prend par exemple l’exemple du café, associé au « récit du petit déjeuner tout entier construit sur l’authenticité, le fait maison, le foyer et la famille nucléaire » alors que le solda, l’alcool, associés à la nuit, sont présentés comme immoraux, dangereux, produits du système globalisé. Or, selon Blanche Leridon, « le petit déjeuner est en réalité le produit le plus chimiquement pur de la mondialisation ». Plus précisément, « la mauvaise réputation des planteurs de caféiers devrait se nourrir du caractère souvent contestable de leurs pratiques sociales et écologiques ».
Un autre paradoxe associé au matin est que ce dernier est souvent présenté comme routinier, ce qui rendrait les individus passifs et instrumentalisés par la société de consommation. Or, l’auteure montre au contraire que « dans un monde qui ne chérit rien tant que l’expérience, la nouveauté et la prodigalité, l’habitude est un fléau, piteuse manie du pingre, qu’il faut impérativement contenir ». Elle estime que « la capacité à s’émanciper du réveil à heure fixe, à se défaire du regard qu’un autre porte sur cette régularité est dès lors une forme d’affranchissement ».
L’essayiste s’appuie sur deux penseurs auxquels elle semble très attachée. D’une part, elle rejoint Mona Chollet qui, dans son Chez soi, distingue « ce qui relève de la routine, d’une part, de ce qui appartient au rituel, d’autre part. La première se classerait du côté d’une répétition mécanique et subie, la seconde du côté des recommencements rassurants et souhaitables ». D’autre part, elle cite l’œuvre de Michel de Certeau qui, dans L’invention du quotidien, décrit, à rebours des idées foucaldiennes, « un univers composé d’individus qui sont des êtres rusés, porteurs d’une fonction créative ».
Finalement, les habitudes du matin relèvent-elles d’une forme d’aliénation ou au contraire d’un moyen subversif de se dégager des injonctions de la société contemporaine ?, lui ai-je demandé.
« Cela peut être les deux, justement. On peut trouver du plaisir à effectuer des gestes rassurants le matin. C’est une forme de résistance d’avoir ces habitudes que l’on suit et voit revenir. C’est quelque chose d’agréable. La routine ajoute une dimension péjorative. Elle peut détruire un couple et démoraliser. Je voulais la distinguer avec le simple plaisir d’avoir ses habitudes le matin. Au moment où on nous dit qu’il faut créer, voyager, inventer, etc, c’est une résistance que de faire chaque matin tout le temps le même geste ».
Ces deux références lui permettent, entre autres, de dénoncer le désastre du Miracle Morning, un phénomène à la mode qui semble prescrire un ensemble d’étapes à effectuer le matin pour réussir son début de journées, et qui s’avère culpabilisant et aliénant, à l’encontre de l’objectif initialement affiché.
« Il y a une différence entre faire des choses le matin parce qu’on aime et que ça nous fait du bien et se sentir obligé de le faire parce qu’un livre écrit que c’est nécessaire et indispensable. C’est cet aspect là qui est culpabilisant », insista Blanche Leridon lors de notre entretien.
A mon sens, l’ouvrage est particulièrement intéressant en ce qu’il démontre que le matin, plus que tout autre moment de la journée, intensifie et met en lumière plusieurs maux de nos sociétés contemporaines : l’individualisme croissant (« le rituel du petit déjeuner en famille s’estompe, au profit de pratiques plus solitaires, elles aussi largement couvertes par l’offre industrielle et publicitaire »), l’infantilisation des individus (le « retournement des responsabilités » à travers le petit déjeuner avec la représentation dans la culture cinématographique d’enfants préparant le petit-déjeuner pour leurs parents), la superficialité et le règne du visible, au détriment de l’intime et de l’authentique (« l’illusion du bonheur matériel, la superficialité abyssale de trajectoires seulement guidées par la possession et l’étalage vulgaire de ce que l’on croit posséder »).
« J’ai essayé de mettre en évidence un certain nombre de maux de nos sociétés
j’espère néanmoins que l’ouvrage offre aussi une vertu optimiste, et que le lecteur ne retiendra pas que l’aspect pessimiste ».
Enfin, l’auteure insiste à plusieurs reprises sur un aspect qui lui tient particulièrement à cœur, à savoir que « le matin apparaît enfin comme le moment où les inégalités se nouent, se cristallisent puis se perpétuent ». D’une part, elle consacre de nombreux développements aux inégalités entre l’homme et la femme, en prenant l’exemple évocateur de l’expression grasse matinée qui s’est « construite au XVIIe siècle par la dévalorisation du féminin, assimilée à une nonchalance congénitale ». Surtout, selon l’essayiste, « la géométrie des genres s’installe, avec une connotation doublement négative pour le féminin, chez qui le matin est à la fois un temps d’alanguissement mais aussi celui de la tromperie et de la duplicité. C’est l’homme au contraire, c’est le temps de l’action, du labeur et du dévouement ».
Durant la lecture, je me suis demandé si cette langueur et cette inaction n’étaient pas davantage un trait « bourgeois » que féminin. La littérature ayant longtemps été écrite par une certaine classe sociale pour une certaine classe sociale, je n’étais pas convaincu par le fait qu’elle mettait en lumière une inégalité entre sexes mais plutôt entre classes. L’ouvrier ou l’ouvrière qui lit ce genre de littérature ne se révolte pas de voir une femme se lever tardivement et ne rien faire mais au contraire de voir des « bourgeois » pouvoir se permettre de mener un tel train de vie. La réponse de Blanche Leridon, lors de notre entretien, fut très intéressante : « Vous avez raison sur la dimension sociale. Comme vous l’avez dit, sur cette période, la littérature est le produit d’une certaine caste bourgeoise. Ce que j’ai voulu montrer c’est que son legs a eu du poids sur toutes les générations qui ont suivi. C’est malheureusement ce qu’on retient ».
Blanche Leridon insiste également sur le fait que les tâches du matin sont majoritairement assurées par les femmes, qui sont doublement sanctionnées depuis le siècle dernier, dans la mesure où « la fin du XXe siècle a ainsi vu monter en puissance le travail féminin, sans pour autant entraîner une décélération équivalente du travail domestique ».
Cependant, l’époque semble également être marquée par le retournement surprenant de cette image infaillible et dynamique de l’homme dans la littérature et le cinéma : « cette déconstruction d’une masculinité infaillible et inébranlable trouve son apogée chez Michel Houellebecq dont les romans offrent d’éloquents témoignages d’apathie masculine, quintessence d’un cynisme outrageux qui réduit l’humanité à la dépression, la solitude et l’indifférence ».
En plus des inégalités entre les hommes et les femmes, Blanche Leridon insiste sur l’écart entre la valorisation des travailleurs créatifs du matin, en particulier les artistes et innovateurs, et la dévalorisation des travailleurs anonymes du matin, les oubliés de l’époque : « Comment a-t-on pu faire d’un même terreau – le travail du matin – deux lectures aussi ambivalentes ? La première, celle de l’invisibilisation et de l’absence de considération sociale ; la seconde, qui ne concerne plus tant les travailleurs que les créateurs, celle de l’admiration et de la survalorisation, celle qui entoure ces êtres de l’aurore, inspirés dans les silences de l’aube, en surplomb des jours et du monde ».
Cet écart s’associe d’ailleurs à une injonction paradoxale de cette époque qui « ne cesse de vous rappeler l’importance du sommeil pour votre santé et de mettre en évidence l’augmentation des troubles et des pathologies du sommeil, véritable fléau de notre époque » et en même temps valorise ceux qui dorment peu et qui créent la nuit, voire de bon matin. Le sommeil serait vital pour certains, mais inutile pour d’autres.
En conclusion, je vous conseille vivement la lecture de cet ouvrage qui, au-delà de l'analyse très intéressante sur le matin, un sujet inédit et insolite, est un formidable recueil de références culturelles. Il m'a donné envie de lire ou de relire de multiples ouvrages, et de voir ou revoir de très nombreux films.
Bonne journée !
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