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Mémo'art d'Adrien

Peter Ibbetson, de George du Maurier



« Si l’on descend en soi-même, on trouve qu’on possède exactement ce qu’on désire », écrivit Simone Weil, dans La Pesanteur et la Grâce.


Cette phrase, sublimement déposée, me semble avoir été écrite à-propos du roman de George du Maurier, Peter Ibbetson, tant elle décrit merveilleusement la magie et la transcendance qui en émanent. C'est un roman extraordinaire, plein de douceur, de magie et de poésie. C'est l'un de mes coups de cœur de l'année 2022, déjà !


Le livre raconte l’histoire d’un jeune garçon, d’origine anglaise, qui passe son enfance dans la banlieue parisienne, à Passy. Son émerveillement lorsqu’il découvre Paris est l’un des grands passages du roman. En même temps que sa capitale, il est épris de la culture française, de sa littérature, de Notre-Dame de Paris en particulier : « Mais aucun mot dans aucune de mes deux langues maternelles ne peut exprimer ce que je pus sentir lorsque pour la première fois, les yeux embués de larmes et l’esprit profondément bouleversé, je me plongeai silencieusement dans l’inoubliable histoire de la pauvre Esmeralda, mon premier amour ! Son sort épouvantable remplit de pitié, de tristesse et d’indignation le dernier trimestre de ma vie d’écolier. C’en fut l’événement le plus important et le plus solennel, un événement qui fit époque ». Admirez le style !


Durant son enfance, le narrateur fait la rencontre de la jeune Mimsey, dont il tombe amoureux. Mais l’enfance idyllique s’interrompt brusquement par la mort des parents du jeune garçon. Il est alors recueilli par son oncle à Londres et devient Peter Ibbetson, le plongeant dans une tristesse profonde et une immense mélancolie : « et par un si beau matin de juin, embaumé de l’odeur des lilas et des syringas, égayé par les libellules, les papillons et les bourdons, mon heureuse enfance finit comme elle avait commencé ».


Durant toutes les années à Londres, subissant la tyrannie de son oncle, Peter essaya de fuir « la sordide et banale laideur de [sa] vie extérieure ». Il essaya, sans succès, la poésie, l’amitié, l’amour, et chercha une consolation dans l’art : mais, « comme la plupart des profanes, je les admirais pour ce qu’ils avaient de mauvais ».


Heureusement, et c’est ce qui m’a plu et attiré dans ce livre, pour fuir ce monde extérieur dont la beauté s’était éclipsée à la mort de ses parents, Peter pouvait s’évader dans son monde intérieur, fait de son imagination, de ses rêves, d’une magie propre à ces êtres qui poursuivent un idéal, aimants et profondément bons. Cette magie émane du roman de George du Maurier. C’est ce qui rend sa lecture tellement agréable et poétique, avec une intrigue formidablement vêtue des plus beaux habits de la langue française : « je possédais un monde intérieur qui m’était personnel et dont la capitale était Passy ». Ou, encore, « en marchant dans les rues de Londres, j’ai souvent peuplé un monde imaginaire de mon invention ».


A cette vie intérieure vient s’ajouter un amour pour la musique, le seul art véritablement transcendantale, que le narrateur qualifie de divin. Le roman offre, à propos de la musique, quelques-unes de ses plus belles pages. J’ai particulièrement apprécié l’explication par l’auteur du génie de Chopin, guidé par « le luxe même de la douleur, la souffrance réelle qui n’a pas de cause réelle ».


Un jour, il rencontre, au hasard d’une de ces soirées mondaines londoniennes dont l’auteur parvient à nous décrire le sombre ennui qui y régnait, il rencontre la duchesse de Towers, pour laquelle il ressent un profond et singulier désir, sans parvenir à se l’expliquer. Il faut le dire, les descriptions des rencontres amoureuses figurent parmi les plus belles de la littérature. En cela, le roman de George du Maurier ne fait pas exception. Jugez-en plutôt par vous-même : « le trait qu’elle m’avait lancé avait pénétré directement et profondément dans mon cœur, et je sentis que, barbelé comme il était, il ne pourrait jamais être arraché de la blessure bénie. Je souhaitais qu’elle ne pût jamais guérir et qu’elle saignât toujours ! ». Quel spectacle de mots !


Mais l’amour avec la duchesse est un amour impossible, et ne peut se conjuguer avec la réalité. C’est ainsi que débute la véritable originalité de ce roman, à savoir la narration d’une longue histoire d’amour, durant plusieurs années, au-delà de la vie ordinaire, par les songes et au cœur des rêves et de l’imagination : « je fis alors un rêve, et la première phase de ma vie intérieure réelle commença ». Les deux amants déambulent ensemble au milieu de personnages de leur passé, dans un rêve qui n’est pas un rêve comme les autres. Tout semble réel. La mémoire n’efface pas le rêve. Le conscient surpasse l’inconscient. Le romantisme atteint, par ce biais, l’un de ses plus hauts sommets : « Tout était comme dans la vie, aussi réel pour nous deux qu’au temps réel où s’était passé, avec une fraîcheur et un charme que n’eut jamais ce qui est périssable. Ce n’était pas un rêve, c’était une seconde vie, une terre meilleure ». Ce qui fait la beauté de cet amour au-delà de la surface du monde sensible, c’est l’extrême fragilité de ce paradis bâti à deux : « un étrange brouillard vint tout recouvrir ; le sentiment de la réalité était perdu. Tout devint comme un rêve – un beau rêve – mais seulement un rêve, et je m’éveillai ».


Peter Ibbetson est un livre extraordinaire, très bien écrit, et entraîne le lecteur dans un univers unique, fait de songes et de poésie, de destins brisés et d’amours retrouvés. C’est l’histoire d’un amour impossible qui, par magie, devient possible. Le monde intérieur du narrateur s’est transformé en une vie partagée avec son véritable amour. Mais c’est un bonheur exclusivement partagé entre eux. Les personnages de leurs rêves ignorent leur existence. Ils sont comme des figurants fantomatiques de leur vie rêvée. L’auteur nous montre ainsi le côté potentiellement destructeur de cette romance imaginaire et pourtant si réelle de deux êtres, conscients chacun de leur côté dans leur rêve : « tous deux nous sommes vivants et substantiels dans tout ce monde étrange d’ombres, qui semblent, pour autant que nous puissions entendre et voir, non moins substantielles et vivantes que nous. Elles existent pour nous. Nous n’existons pas pour elles. Nous existons seulement l’un pour l’autre, éveillés ou dormants ».


La conclusion sera une ultime citation du roman, traduisant parfaitement ce que le narrateur a pu ressentir en vivant une histoire d’amour aussi atypique : « Mais il y a une chose à laquelle, comme écolier, je n’avais jamais rêvé – à savoir que moi et une autre personne m’éclairant de sa torche, puissions un jour, d’un commun accord, trouver notre bonheur en explorant ces mystérieuses cavernes du cerveau ; poser les fondations d’un ordre là où l’injustice régna auparavant ; et transformer tous ces royaumes irréels, perdus et transitoires de l’illusion, en un monde réel, stable et habitable, où tous ceux qui le voudront pourront pénétrer ».

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