« Si j’avais coupé ses ailes,
Il ne serait pas parti
Il aurait été à moi
Mais alors
Il n’aurait plus été un oiseau
Et moi,
C’est l’oiseau que j’aimais »
Ce poème, écrit en langue basque en pleine dictature franquiste, laquelle interdisait l’usage du basque, fut écrit par un jeune poète sur la serviette d’un restaurant. Il devint, par la suite, un des chants les plus connus de la culture basque, un de ces invisibles liens qui sont la source d’une civilisation. À travers la métaphore de l’oiseau, le poète célèbre la liberté. Une liberté disparue, mais que toute une nouvelle génération de Basques espéraient retrouver. Sans ses ailes, l’oiseau n’est plus oiseau. C’est un poème sur la passion pour la liberté qui, comme toute passion, est indivisible.
Lorsque je terminai la lecture du roman de Léa Chauvel-Lévy, Simone, le souffle encore coupé par la beauté des pages que j’avais eu le privilège de lire, j’eus aussitôt l’idée d’introduire mon article par la traduction de ce poème.
Simone qui, « toute sa vie, [elle] avait eu l’impression que les parois de son être étaient friables, trop légères pour exister », pourrait être cet oiseaudont l’absolu ne se discute pas. Un oiseau parfois incapable de se sentir bien avec elle-même, et qui « entretenait un rapport ambigu à la solitude. Tantôt elle y puisait une force souterraine qui lui permettait de lire et écrire, tantôt elle la redoutait comme un ennemi d’autant plus inquiétant qu’il venait de l’intérieur ».
Mais, Simone siérait aussi merveilleusement au rôle de la narratrice du poème basque. Elle, qui développe une passion radicale et tendre pour l’amour. Elle, qui traverse «une « de ces journées où l’on sait que quelqu’un entrera dans votre vie par une porte dérobée du hasard », ne peut plus se départir du sentiment volcanique de l’amour. Elle aime tout, chez André Breton. Ou elle n’aimera rien. Elle refuse de lui couper ses ailes. Sinon, Breton serait Voldemar.
Simone raconte l’histoire de Simone Rachel Kahn, une jeune femme de 23 ans qui traverse le Paris de 1920 à la recherche d’elle-même. C’est alors qu’elle croise la route des dadas, qui ne sont que des vitres, puisqu’à travers eux, c’est la figure d’André Breton qu’elle voit. L’instant est finement décrit dans le roman :
« ce moment si chaud où le désir naît au creux des mots ».
Simone constitue le premier roman de Léa Chauvel-Lévy, et pourtant, rassemble déjà tout ce qui fait le sel d’une romancière établie. Les personnages sont attachants, les dialogues sont d’un réalisme rare, les descriptions des différents lieux traversés par Simone transportent le lecteur dans un éventail d’ambiances virevoltant. Entre Plérin, où « régnait un ennui bien enraciné », Dinard, nimbée par le passage de Victor Hugo « d’une aura propre au crédit qu’une personnalité littéraire peut lui apporter », Sarguemines, où, par une « magie de la perception », le temps « coulait tranquillement, en marge de son corps, comme cette rivière en contrebas qui caressait avec une douce indolence les rivages », il y a Paris, le Paris tourbillonnant d’après-guerre mais épuisé par le sang coulé de ceux qui y avaient vécu. Tant de natures différentes, et entre elles, l’esprit libre et féru de littérature, de poésie et de philosophie de Simone.
Simone, surtout, bénéficie d’un style prodigieux pour un premier roman. Léa Chauvel-Lévy parvient à s’immiscer dans l’âme de sa protagoniste et à nous faire ressentir ses émotions et sa psychologie, par des formules remarquables :« elle fermait souvent les paupières pour penser à lui, mais chaque fois qu’elle les rouvrait, il avait disparu. Son absence la privait d’elle-même ». Le roman relate les débuts passionnés et tempétueux entre deux êtres qui se cherchaient. André devient pour Simone un échappatoire à la cage verrouillée par ses parents et un autre à qui elle était promise. Simone devient pour André une muse, une voie dans son esprit en manque de repères : « doucement, tout ce qu’elle faisait la ramenait à lui. De ce lien imaginaire, elle sourit ». Le roman parvient à capter ce formidable secret de l’amour, et à le révéler au lecteur par la perception de ses sens :
« l’amour possède une emprise stupéfiante sur le temps, qui semble, parfois, le faire reculer ».
Simone, c’est aussi un roman sur les débuts du surréalisme, sur ce mouvement dada qui souhaitait exprimer le fonctionnement réel de la pensée. Il y décrit des jeunes gens se réunissant « pour outrepasser la guerre qui avait émacié l’Europe », souhaitant offrir, par leur art, « une tentative de réponse aux bombes qui avaient explosé ». De telle sorte que « l’art s’invitait dans la vie, l’un contaminant l’autre ».
Simone, c’est l’idée d’un implicite qui ne doit jamais se lire entre les lignes, c’est l’hommage à une femme qui découvre la passion amoureuse et à travers elle la sensation de ne plus jamais se sentir seule, mais qui a peur d’aimer et de s’abandonner. Non sans délicatesse, la romancière décrit le passage entre l’effroi de se retrouver seul avec soi, et la crainte de se perdre avec l’autre.
Simone, enfin, c’est une ode à une génération brisée par la guerre, mais qui ne se résout pas à l’inhumain, et se réfugie dans l’intensité inarrêtable de la poésie :
« Les poètes possèdent un champ de pensée sans limites, leur stimulation mentale justifie tout. Personne n’a la capacité d’arrêter les chevaux de leur esprit désireux d’embrasser la folie du monde ».
Simone, c’est tout cela à la fois, et c’est bien plus encore. Si je ne suis pas parvenu à vous en convaincre, l’effroyable beauté de l’incipit et des premières pages du roman y parviendra plus aisément.
« Et moi
C’est l’oiseau que j’aimais »
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