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  • Mémo'art d'Adrien

Toucher le vertige, de Arthur Lochmann



Il en est de mon rapport à la philosophie comme d’une ascension d’une montagne vertigineusement raide et hostile. Les départs sont toujours emplis d’ambition et d’enthousiasme. Les foulées sont grandes, les pauses sont rares, les bavardages sont récurrents. Puis viennent les premiers obstacles, les premières pentes, les premiers concepts ténébreux, et ma vivacité diminue, mon souffle s’allonge, les pauses deviennent de plus en plus longues, et récurrentes. Enfin vient le sommet, le vertige d’être parvenu à quelque chose qu’on ne réalise pas au moment d’y être, et l’envie d’entamer, déjà, sans attendre, la descente. Arrivé au parking de la dernière page, je ressens une certaine fierté, mais mes jambes sont lourdes, autant que mes paupières. Je me dis que je suis prêt à y retourner de suite. Et finalement, les semaines s’écoulent, avant que je ne me remette à la philosophie, ou à la montagne.


Par chance, avec un compagnon de cordée comme Arthur Lochmann, la lecture d’un ouvrage philosophique est rendue agréable, accessible, aisément compréhensible, tout en conservant la complexité inhérente à la matière. La matière, justement, et le rapport vertigineux qu’entretient l’homme à son égard, est le sujet de son ouvrage. À partir d’une ascension du Mont Blanc, l’auteur s’interroge sur la fragilité de notre relation au monde.


Avant d'aborder le fond de l'ouvrage, je tenais à souligner le travail remarquable de la maison d'édition Flammarion pour rendre l'objet-livre beau, agréable à toucher et à exposer dans une bibliothèque. Il y a un réel soin de la part des éditeurs sur la qualité esthétique du livre, que ce soit la couverture mais aussi l'intérieur des pages.

Sur le fond, j’ai beaucoup apprécié la lecture de Toucher le vertige, dans lequel Arthur Lochmann, armé d’une langue lumineuse et d’un style dynamique, parvient à lier la beauté des paysages d’une montagne aux doutes existentiels de l’être humain et à en faire une philosophie commune du sensible. Les concepts philosophiques convoqués sont parfaitement expliqués et contextualisés. Nul élitisme dans cet ouvrage. C’est tout le contraire. Il est la preuve que la philosophie n’a pas vocation à demeurer dans le ciel des idées, mais qu’elle est accessible, que les questions philosophiques nous touchent dans notre quotidien. En cela, la métaphore montagneuse est admirable et idéale.


Ainsi, le philosophe prend des exemples de sa vie actuelle ou passée qui ont suscité en lui une peur, un vertige, et explique que les raisons de se sentir perdu ou apeuré dans notre société sont nombreuses, et normales, et qu’il est sain de se poser philosophiquement la question de les surmonter :

« Aujourd’hui, les occasions de se sentir éperdu ne manquent pas. L’accélération fulgurante du rythme de nos sociétés, les conséquences déjà catastrophiques de l’épuisement des ressources naturelles, les perspectives non moins catastrophiques que dessine le changement climatique en cours : ces réalités étourdissantes ont rendu les pertes de repères individuels et collectifs plus fréquentes, plus soudaines, plus violentes ».

Ainsi, après avoir rappelé la distinction classiquement opérée entre la peur et la phobie, Arthur Lochmann précise que le vertige ne correspond ni à l’une, ni à l’autre : « C’est la réduction soudaine de notre environnement à une unique perception confuse qui nous absorbe tout entier, et qui déclenche en nous, non pas la chute, mais l’imagination de la chute ». Cette partie de l’ouvrage sur le rapport de l’homme à la peur et au vertige est passionnante. Elle m’a personnellement beaucoup marqué. Selon l’auteur, « le vertige n’est pas qu’une menace, mais aussi une ressource où se construit une certaine liberté : une suite de désarrois et de rééquilibrages, de désordres et d’ordres, qui seule permet une insertion créatrice dans le milieu de vie ».


Le vertige est dès lors un prétexte pour convoquer certains philosophes et leurs explications sur le doute, sur la conscience, sur l’esprit, et sur les rapports aux sens. Ainsi, comme il l’explique, « longtemps, la tradition philosophique a pensé notre rapport au monde sensible sur l’unique modèle de la vue ». D’ailleurs, « Kant, comme Descartes, accorde une place centrale à la vue, qu’il considère comme le plus noble des cinq sens ». Par son expérience, et par ses développements, le philosophe convainc le lecteur qu’une telle perception est incomplète, la vue n’étant pas suffisante pour pleinement jouir du rapport au monde, et pouvant même tromper et accroître le vertige du sujet.

Autre thème abordé de manière tout à fait originale et intéressante : la conscience d’exister, d’être soi, dont chacun douta au moins une fois dans sa vie, et que l’expérience vertigineuse d’une ascension du Mont Blanc accroît de manière inouïe. Arthur Lochmann, naturellement, évoque le fameux Discours de la méthode et les Méditations métaphysiques de Descartes, mais surtout la phénoménologie sartrienne, ainsi qu’une analyse scrupuleuse et originale du roman La Nausée, qu’il assimile au vertige (ce qui me donne définitivement envie de lire ce roman, dussé-je revoir l’ordre de priorité de mes prochaines lectures) :


« La phénoménologie conduit à découvrir que, du point de vue de la conscience, le sens du monde sensible est d’être là pour la conscience qui le perçoit. Si Roquentin parle donc de nausées et non de vertiges, c’est parce qu’à contempler sa racine de marronnier, et toute sorte d’objets, il se sent plein de l’existence des choses. Plutôt qu’esseulé d’elles, il se sent saturé de leur présence absurde jusqu’à l’écœurement ».

L’originalité de cet essai est de mêler des passages très concrets dans lesquels il relate l’ascension avec son amie Juliette, leurs moments de doute, de fatigue, de pauses, et des passages purement philosophiques. Entre les deux, le point commun est le vertige, et de ce qu’il signifie de notre fragilité : « Le vertige, c’est autre chose que la peur de tomber. C’est la voix du vide au-dessous de nous qui nous attire et nous envoûte, le désir de chute dont nous nous défendons avec effroi. Avoir le vertige, c’est être ivre de sa propre faiblesse. On a conscience de sa faiblesse et on ne veut pas lui résister, mais s’y abandonner ».


Un passage me reste particulièrement à l’esprit, et je n’ose vous le citer, tant je souhaiterais que vous le découvriez par vous-même, car ce serait lui faire injustice que de vous en parler indépendamment de tout le chapitre qui le précède, et qui lui donne toute sa force. C’est un passage d’analyse de deux films, Matrix et The truman Show, deux excellents films, qu’il ramène intelligemment au sujet de son livre, en ce qu’ils mettent en scène un monde qui n’est finalement qu’illusion.


Le vertige, la peur, la conscience, ramènent irrésistiblement l’auteur de Toucher le vertige à interroger la notion de vide. Qu’est-ce que le vide ? Faisant appel à l’existentialisme sartrien ou encore à la psychanalyse freudienne, il se dit qu’à première vue, le vide s’oppose au plein. Mais cette opposition peut être complétée par d’autres possibilités, et c’est là que cet ouvrage apporte une réelle plus-value de par le rôle qu’y jouent la montagne et la nature : « Il y a un dehors à ce dualisme : c’est l’espace. Contrairement au vide (et au plein), l’espace se laisse distinguer, mesurer, ordonner et percevoir. Et, de ce point de vue, c’est l’espace qui à proprement parler s’oppose au vide, et non le plein, qui n’en est que l’inversion ».


En conclusion, je vous invite à gravir les sommets de la Terre avec Toucher le vertige de Arthur Lochmann. C’est un essai virevoltant, intelligent et qui propose de philosopher autrement, une philosophie ascendante et non descendante. Une philosophie ancrée dans le réel et non désincarnée. Une philosophie telle qu’elle devrait se concevoir afin que, définitivement, nous puissions tous nous l’approprier et nous en emparer pour résoudre les questions existentielles face auxquels philosopher a un sens.


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